LE SYSTÈME D' ALERTE AVANCÉE POUR LES GÉNOCIDES

Quelques jalons historiques:

L'idée d'un système d'alerte avancée est due à Israel W.Charny, qui l'a ensuite développée en collaboration avec Chanan Rapaport. leur première étude sur la question fut publiée en 1977 mais, malgré plusieurs expériences pilotes, le SAAG n' a jamais pu réunir suffisamment de fonds pour devenir opérationnel.

Mécanismes d'alerte avancée pour les génocides

Voici les dix mécanismes d'alerte avancée les plus importants.

Mécanisme d'alerte n°1. Le prix de la vie humaine. Par le prix qu'on attache à la vie humaine, on entend le degré de mépris ou de respect avec lequel l'être humaine est perçu dans une société donnée. La vie ne vaut pas grand-chose dans une société totalitaire, elle vaut peu de chose dans des sociétés qui se contentent d'une gestion cynique des soins et des secours après une catastrophe écologique ou nucléaire. Le respect de toute vie humaine, la valeur qu'on lui accorde, sont des aspects fondamentaux d'une culture donnée, dont l'importance est mise en évidence lorsque cette société se trouve confrontée à la possibilité de se voir entraînée dans un processus débouchant sur le meurtre collectif d'un groupe ciblé.

Mécanisme d'alerte n°2. La qualité de la vie. Un deuxième indicateur est l'attention qu'une société porte à la qualité de la vie, de l'expérience humaine. Il convient de déterminer si une société est attachée à l'idée que chacun a droit à des conditions de vie décentes, à un logement et à une alimentation convenables, aux soins, au travail, à la liberté d'expression, etc. Les sociétés qui se désintéressent de ces questions auront du mal à se sentir solidaires des groupes perçus comme extérieurs.

Mécanisme d'alerte n°3. La notion de pouvoir. Cet indicateur permet de jauger la façon dont le pouvoir est perçu. En tant qu'affirmation vitale du groupe, qui lui permet de trouver l'énergie nécessaire à sa propre survie ainsi qu'à celle des individus qui le forment, le pouvoir est une dynamique nécessaire. Quand le pouvoir cherche à contrôler, à dominer, à exploiter les individus ou à les réduire en esclavage, il annonce l'instauration d'une politique de torture, de disparitions, d'exécutions et de massacres génocidaires.

Mécanisme d'alerte n°4. Des contrôles pour maîtriser des réactions disproportionnées face aux dangers. Ce mécanisme concerne la mise en place de systèmes qui permettent de répondre aux dangers et de maîtriser une escalade dangereuse. La vie humaine est constamment confrontée à des dangers réels, mais le risque est grand d'exagérer ou de déformer certains dangers ; d'où l'importance de contrôles, qui permettent de vérifier les informations, d'imposer des limites et des contre-pouvoirs à l'action de ceux qui sont chargés de répondre à ces dangers. Pour illustrer l'importance de ces dispositifs, il suffit de rappeler que, dans les années qui ont précédé la Glasnost et la Perestroïka, certains militaires et dirigeants politiques américains conseillaient des frappes nucléaires préventives contre l'Union soviétique. Fort heureusement, leurs conseils ne furent pas suivis.

Mécanisme d'alerte n°5. Quand on privilégie le recours à la force pour se défendre et régler les conflits. Autre indicateur dans le dispositif d'alerte : le degré de probabilité qui fera qu'une société donnée emploiera la force pour se défendre ou pour régler les conflits. Il s'agit en effet d'un prolongement du mécanisme précédent, dans la mesure où la question est de définir le degré de force que l'on peut licitement utiliser pour se défendre. Il est tout à fait naturel de vouloir détruire son ennemi, mais les sociétés peuvent se méprendre sur la réalité d'un danger, avoir recours à des méthodes trop brutales ou destructrices, et utiliser le droit à l'autodéfense pour se livrer à des actes brutaux, sadiques et meurtriers (ce qui arrive même aux nations bien intentionnées). Le respect de la vie doit être une préoccupation morale immuable, même quand on est contraint de recourir à la force pour se défendre.

Mécanisme d'alerte n°6. Violence flagrante et destruction inconsidérée. Ce mécanisme concerne lui aussi l'utilisation de la violence et les passions destructrices. Certaines nations considèrent que leur police, leur armée et, plus généralement, leurs citoyens ne doivent pas systématiquement recourir à la violence : la police, par exemple, ne doit pas tuer, même quand elle veut arrêter un criminel ou un ennemi. Le bobby anglais équipé de son seul bâton fut longtemps le symbole d'une police qui évitait la violence chaque fois que c'était possible et qui contribuait ainsi à faire baisser la violence au lieu de contribuer à une escalade. La violence encensée, pratiquée, voire encouragée, à la télévision américaine s'explique sans doute par les risques réels d'agression et de meurtre auxquels les Américains sont confrontés dans leurs grandes villes. Une société qui s'impose des limites sur la place consacrée à la violence dans ses média, et encourage des attitudes responsables de la part des journalistes quand ils rendent compte de cas réels de violence, glissera sans doute moins facilement vers des comportements génocidaires.

Mécanisme d'alerte n°7. La déshumanisation d'un groupe victime potentiel. Ce mécanisme concerne la déshumanisation d'un groupe qui pourrait devenir la cible de violence. Des plaisanteries racistes qui se veulent des traits d'humour peuvent, en cas de tensions sociales, politiques ou économiques, servir de fondement à des comportements d'exclusion, qui eux-mêmes débouchent sur la déshumanisation d'un groupe, doivent veiller aux dérapages possibles qui peuvent entraîner les plaisanteries concernant les différences ethniques, surtout quand les remarques sont systématiquement dénigrantes et humiliantes. Le jour où une société sera tentée d'attaquer ou d'exterminer un groupe minoritaire, le regard dévalorisant qui aura pesé sur ce groupe pourra conditionner la mise en oeuvre d'une telle politique.

Mécanisme d'alerte n°8. Le groupe victime perçu comme dangereux.Ce mécanisme d'alerte porte sur la perception du groupe victime comme dangereux pour la société. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il arrive souvent que le groupe désigné comme infrahumain soit aussi présenté comme menaçant pour le groupe majoritaire. Les groupes déshumanisés sont ainsi perçus simultanément comme superpuissants, et affublés d'une capacité destructrice physique, économique, religieuse, raciale ou politique. Ce double regard réveille des réflexes d'autodéfense au sein du groupe qui se croit menacé ; il cherchera donc à détruire l'autre avant que ce dernier ne le détruise. Et dans la mesure où le groupe victime a été défini comme infrahumain, il est licite de le traiter avec cruauté et brutalité. Le génocide est désormais possible.

Mécanisme d'alerte n°9. La présence d'un groupe victime possible. Ce mécanisme traite d'une question très délicate, qu'on pourrait traduire en ces termes : une nation potentiellement génocidaire a-t-elle sous la main un groupe tout désigné pour être victime ? Il ne s'agit bien évidemment pas de justifier la violence des bourreaux en alléguant que les victimes auraient prêté le flanc à la violence subie ou qu'elles l'auraient suscitée. La responsabilité de tout acte de persécution retombe entièrement sur son auteur et c'est lui seul qui doit être condamné. Néanmoins, tout en se plaçant sans ambages du côté des victimes, il faut reconnaître qu'il est des groupes, des nations qui sont vulnérables, faibles ou naïves, qui ont déjà attaquées ou persécutées ; et que cette situation, ajoutée aux autres facteurs, peut favoriser un processus génocidaire. C'est en ce sens que l'Etat d'Israël représente un correctif historique essentiel pour les juifs, qui ont pris conscience qu'ils ne pouvaient plus se contenter d'être des spécialistes ingénus de la Bible, des croyants convaincus en la bonté divine, qu'ils devaient s'unir et créer une nation puissante, dotée d'une armée forte, qui, en toute légitimité, fera en sorte que les Juifs ne soient plus jamais exterminés massivement. Il n'en demeure pas moins qu'un peuple qui a été victime et qui devient puissant doit apprendre à ne pas abuser de son pouvoir, comme le firent jadis contre lui d'autres nations.

Mécanisme d'alerte n° 10. Quand les dirigeants et les institutions légitiment les persécutions. Ce mécanisme s'applique aux processus génocidaires déjà engagés, quand les dirigeants ou les institutions soutiennent et légitiment les actes d'extermination. Les hommes forts du pouvoir autorisent ces actions et en félicitent les auteurs, les tribunaux refusent de traiter les éventuelles plaintes, l'Eglise donne sa bénédiction, etc.

Source : Extraits de l'ouvrage Le Livre noir de l'humanité . Encyclopédie mondiale des génocides. Sous la direction de Israël.W.Charny. Préfaces de Simon Wiesenthal et Desmond Tutu. Editions Privat.