TECHNOLOGIE ET GÉNOCIDE
Tout au long du XXe siècle, la technologie a joué un rôle insidieux et fondamental dans la mise en place et le déroulement des génocides, et cela sans même tenir compte des armes conventionnelles. Du génocide arménien perpétré par les Turcs entre 1915 et 1923, au génocide rwandais de 1994, les instigateurs ont fait appel à la technologie pour les aider dans les préparatifs ou l'application de leur action meurtrière. En effet, comme le note Léo Kuper : Pratiquement dans chaque cas de massacre moderne, depuis, semble-t-il, celui des Arméniens, l'élément décisif qui a permis d'élever le niveau quantitatif, mais aussi psychique de l'acte au-delà d'un massacre disons plus classique a été la conjonction de la technologie et des moyens de communication. Dans et article, nous proposons un survol rapide des différentes technologies utilisées au cours des génocides du XXe siècle.
Lors du génocide arménien (1915-1916), les Turcs de l'Empire ottoman utilisèrent les réseaux télégraphiques et de chemins de fer pour mettre leur plan à exécution. Comme l'écrit Richard Hovannisian : Les avancées en matière de mécanisation et de communication (permirent) d'atteindre des niveaux jusque-là inédits de contrôle, de coordination et d'efficacité. Les Turcs utilisèrent le système télégraphique pour envoyer et recevoir des messages sur une multitude d'aspects, et pour acheminer les instructions sur l'extermination et les plans de déportation, les télégrammes chiffrés comportant des informations sur le lieu d'origine de la déportation, le nombre de déportés pour chaque opération, leur destination et leur destin final. Une partie des déportations se fit par chemin de fer, anticipant les déportations nazies : car si de nombreuses victimes durent quitter leur foyer à pied, celles des zones urbaines ou vivant le long des voies ferrées furent entassées dans des wagons à bestiaux et transportées dans des conditions atroces.
Le recours à la technologie par les Allemands, on le sait, fut non seulement innovateur, mais systématique et méthodique. Avant même de lancer leur programme d'extermination, les nazis utilisèrent la presse pour diffuser leur propagande et des mensonges outranciers sur les Juifs. L'un des organes de presse les plus crûment antisémites était Der Stürmer, qui dépeignait et diffamait les Juifs en des termes particulièrement détestables. Des films de propagande furent également réalisés, dont la glorification de Hitler par la réalisatrice Leni Riefenstahl dans Triumph des Willens (Le triomphe de la volonté). En 1939, le gouvernement allemand mis en oeuvre un recensement en utilisant un système de gestion des données, la machine Hollerith, qui permettait de marquer d'un J toutes les cartes des Juifs.
On ne sait pas si cette technique fut utilisée pour dresser des listes de déportations, mais il est certain que la banque de données permit un suivi par les nazis des masses de prisonniers envoyés dans les camps. En ce qui concerne l'extermination, les nazis passèrent des fusillades de victimes alignées le long de fosses communes à la mise en place de chambres à gaz mobiles, pour accélérer et simplifier le processus. L'inefficacité de ces camions de la mort conduisit les nazis à construire les complexes de chambres à gaz et de fours crématoires auxquels leur nom sera à jamais associé. Le réseau européen de chemins de fer permit de convoyer les victimes de tous les pays occupés par les nazis jusqu'aux camps de la mort et de concentration de l'Est.
Gourevitch (1998) rapporte que lors du génocide des Hutus par les Tutsis au Burundi, la radio d'État diffusa des messages qui encourageaient la population à chasser les pythons dans l'herbe, messages interprétés par les Tutsis comme une invitation à exterminer tous les Hutus alphabétisés, y compris les élèves de l'enseignement secondaire, voire des écoles primaires.
Au cours des actions génocidaires en Afghanistan menées en 1978-1992 par le régime communiste que soutenait l'Union soviétique, les victimes étaient, selon des observateurs, enterrées vivantes dans des tranchées par des bulldozers. L'union soviétique utilisa les médias pour déclencher une campagne intensive visant à contrôler et à discréditer toutes les informations sur les meurtres de masse qui filtraient hors de l'afghanistan. Outre les armes conventionnelles, l'Union soviétique employa aussi des armes chimiques et biologiques, ainsi que des mines ayant la forme de jouets-poupées, camions, etc.- pour mutiler et tuer les enfants.
De 1987 à 1988, le gouvernement iraquien utilisa des armes chimiques dans un but génocidaire contre une partie de la population kurde. Des analyses toxicologiques de cheveux, d'urine, de sang, d'eau, de pierre et de débris de bombes recueillis sur un site font apparaître une composition d'au moins trois gaz de combat : le gaz moutarde, un phosphate organique tel que le tabun ou le sarin, et du cyanure. Les camions remplacèrent ici les trains pour transporter femmes et enfants vers une zone où ils furent fusillés et jetés dans des fosses creusées au bulldozer.
Lors du génocides rwandais de 1994, au cours duquel les Hutus massacrèrent des Tutsis et des Hutus modérés, les médias (la presse, la radio, la télévision) incitaient les foules à massacrer les Tutsis et à soutenir les campagnes de meurtre. Un défenseur virulent de la suprématie hutue, Hassan Ngeze, éditait une journal intitulé Kangura (Réveillez-vous), qui publiait des listes de Tutsis et de Hutus accusés d'avoir infiltré les institutions et qui incitait le gouvernement et l'opinion publique à ce qu'il appelait l'auto-défense. Ce journal publia aussi les dix commandements hutus, parmi lesquels figurait celui-ci : Les hutus ne doivent plus avoir de pitié pour les Tutsis. Tout au long de cette période génocidaire, les stations de radio étatiques diffusèrent de la propagande contre les Tutsis (avec des commentaires tels que Vous, les blattes, il faut savoir que vous êtes de la chair. Nous ne vous laisserons pas nous tuer. c'est nous qui vous tuerons) et incitèrent vivement les Hutus à tuer tous les Tutsis du pays, jusqu'au dernier, sans se laisser apitoyer par les femmes ou les enfants.
Au cours du nettoyage ethnique et des actes génocidaires perpétrés contre les Albanais du Kosovo en 1999, les autorités serbes firent en sorte que les médias de l'ex-Yougoslavie ne diffusent pas d'information sur les meurtres qui se déroulaient, tout en accusant l'OTAN de génocide.
Les avancées en matière de technologie offrent aux instigateurs de génocides des moyens puissants pour mettre en oeuvre leurs projets destructeurs . Pour contrer cette évolution, il est urgent que tous ceux qui abhorrent toute violation flagrante des droits humains se saisissent des progrès technologiques pour interrompre et prévenir les génocides. La technologie, en soi, est neutre ; l'humanité peut en faire un instrument au service du bien.
Source. Samuel Totten. Le livre noir de l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides. Éditions Privat. 2001.
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