LANGAGE ET GÉNOCIDE

LE GÉNOCIDE SECRET D' ÉTAT : LA PRATIQUE D' UN LANGAGE CODÉ

Les autorités nazies, en vue de parvenir plus facilement à la réalisation de leur politique d'extermination sans susciter les réticences des exécutants ni éveiller la méfiance des victimes, ont recouru de manière systématique et avec une grande habileté à la technique du langage codé. C'est ainsi que les diverses opérations aboutissant à la liquidation physique des victimes étaient camouflées sous un langage officiel anodin évitant de parler ouvertement de massacre ou de mort. Non seulement tous les documents, instructions, correspondance, etc., relatifs à la solution finale étaient marqués du timbre Très secret (geheime Reichssache), mais surtout enfin d'en dissimuler le contenu, celui-ci était soumis à une règle de langage (Sprachregelung), sorte de convention sémantique issue de la volonté des responsables du génocide d'instaurer à leur usage et à celui de leurs subordonnés un véritable langage codé. On peut donc à bon droit parler de secret d'État pour désigner ce camouflage rigoureux du processus d'extermination.

Au point de départ, il y eut à l'automne 1939 l'emploi du terme euthanasie destiné à dissimuler la mise à mort des malades mentaux. Puis le vocabulaire s'est très vite diversifié. On voit se généraliser le mot traitement spécial (Sonderbehandlung, en abrégé S.B) signifiant exécution, tandis que évacuation (Aussiedlung), transportation et réinstallation (Umsiedlung), travail à l'est (Arbeiteinsatz in Osten) deviennent synonymes de liquidation physique. Autour de Sonderbehandlung, le maître mot, se greffent une série de dérivés : Sonderaktion (action spéciale), Sonderkommando (commando spécial), ou s'il s'agit de détenus dans les camps, (corvée spéciale), Sonderauftrag (mission spéciale), termes largement utilisés pour les massacres dans les chambres à gaz (les camions à gaz pour leur part sont camouflés sous l'appellation banale de Sonderwagen ou S-Wagen).

Toutefois il est arrivé à l'occasion que des documents officiels aient laissé passer par mégarde la traduction du terme codé ou que des subordonnés aient commis l'erreur de donner, à côté du langage officiel, des précision telles que fusillade, pendaison ou emploi de gaz toxiques. Ainsi un patient travail de décryptage des archives allemandes a permis de percer à jour cette gigantesque opération de camouflage et de dissimulation.

Source : Le génocide et le nazisme. François Bédarida. Presses Pocket.

LANGAGE ET GÉNOCIDE

Adolphe Hitler à la tribune

Les liens mystérieux qui se tissent entre les mots et les actes, le langage et le comportement, ont intrigué et fasciné les chercheurs des horizons les plus divers. Le langage peut être utilisé pour pousser des individus à commettre des actes auxquels ils ne se livraient pas en temps normal. C 'est ainsi que l'on découvre que les mots peuvent littéralement tuer, ou du moins qu'ils peuvent pousser quelqu'un à tuer.

C'est par le langage que se transmettent les instincts primaires, le plaisir et l'horreur, l'hostilité et la haine, les stéréotypes et l'image dégradante et déshumanisante de ceux que l'on considère comme non désirables. Dans ce type de contexte, le langage devient un outil politique puissant.

Les mots définissent l'événement qu'ils décrivent. Le langage est le vecteur et l'agent sémantique des idéologies et des mythes dominants d'une nation ou d'une culture données. Souvent véhiculés par des mythologies qui s'élaborent au fil du temps, ils ont pour fonction de justifier les politiques passées et présentes tout en guidant l'État ou le groupe vers l'avenir.

Au départ, ces mythes s'attachent à simplifier une réalité politique complexe. Ils évoquent souvent une conspiration menée par un groupe extérieur contre le régime en place ou contre ceux qui aspirent au pouvoir, conspiration que saura déjouer le dirigeant généreux pour sauver son peuple. La victoire, prévient-il, ne sera possible qu'au prix d'efforts considérables, de sacrifices et, surtout, d'une obéissance absolue. Les mythes de ce type, qui sous-tendent souvent le langage du génocide, remplissent au minimum quatre fonctions : ils définissent le groupe extérieur; ils exigent du groupe intérieur certaines actions justifiées par le mythe ; ils supposent une obéissance aveugle au dirigeant qui, en retour, remplira son rôle de sauveur; enfin, ils masquent la réalité et justifient la répression.

Définir, déshumaniser le groupe extérieur

Quand un dirigeant politique souhaite s'en prendre à une population donnée, il commence par en forger une vision négative. Cela passe par une terminologie critique qui permet de stéréotyper le groupe tout entier. Les idéologies de haine et de racisme permettent en outre de déshumaniser ceux qu'elles visent, et d'ouvrir la voie à l'oppression voire à l'extermination. Les idéologies déshumanisantes justifient l'action des instigateurs, pour qui il est légitime de persécuter voire de tuer, ceux définis comme non humains et menaçants. Caractériser ainsi le groupe extérieur n'aurait que très peu d'intérêt si cela ne devait permettre le passage à l'acte.

Le passage à l'acte

Les symboles négatifs agissent comme un mécanisme qui légitime l'action, favorisant le passage à l'acte, y compris le meurtre de masse. Quand les dirigeants présentent l'action violente comme nécessaire à la défense de l'État ou d'un mode de vie, ils légitiment le génocide. En outre, il semble qu'ils trouveront toujours des volontaires prêts à donner libre cours à leurs instincts les plus bas, pourvu qu'ils se sentent épaulés par ceux qui occupent des postes de responsabilité.

Les mots encouragent le passage à l'acte tout en le masquant : il convient d'éviter l'usage explicite de mots comme tuer. Les nazis utilisaient des euphémismes tels que traitement spécial, évacuation, nettoyage pour encourager leurs partisans à mettre en oeuvre la politique d'extermination ; les mots choisis par le dirigeant permettent de déclencher l'action et d'assurer aux commanditaires l'obéissance des exécutions.

Langage et obéissance

Les instigateurs préparent la population au génocide en établissant un lien entre le bien-être de la nation ou du groupe et l'obéissance qui leur est due. Il en découle que les citoyens font confiance aux dirigeants, tout simplement parce que ce sont des dirigeants. Il convient d'obéir, de procéder à l'extermination au nom d'une autorité supérieure. L'obéissance est encouragée au moyen de mots à connotation positive, tels que devoir, honneur ; elle est récompensée par des symboles comme les médailles, qui honorent ceux qui ont participéaux actes de violence. Elle est renforcée par l'endoctrinement et par la destruction de l'identité individuelle et de l'amour-propre, ce qui engendre l'obéissance. L'individu ne doit pas s'attarder sur les conséquences des actes qu'on lui a ordonné de commettre ; une fois qu'il les a exécutés, ils cherchera à justifier son comportement, surtout s'il y a eu destruction de vies humaines. La justification passe par la manipulation, qui vise à masquer la réalité.

Langage et justification

Pour Primo Levi, l'histoire tout entière de ce bref Reich millénaire peut se relire comme une guerre contre la mémoire, une falsification orwellienne de la mémoire, une falsification de la réalité, une négation de la réalité. Selon cette nouvelle réalité, les Juifs ne furent pas tués, ils furent nettoyés, désinfectés. Le génocide fut transformé en non-génocide par les mots employés pour le décrire : tuer n'était plus tuer. Le langage des nazis avait pour fonction d'obscurcir la réalité du meurtre de masse, d'émousser la sensibilité des participants. C'est là malheureusement une déformation courante, désolante, souvent niée, du langage. Les actes de destruction sont parfois masqués par les euphémismes. Ainsi, le jargon a pour rôle de déguiser une réalité que l'État ou que le groupe instigateur de génocide cherche à nier ou à occulter. Ce langage a pour but de faire croire que les actes meurtriers sont acceptables, de convaincre les individus d'obéir quand ils reçoivent l'ordre de les commettre.

Conclusion

Le langage du génocide n'est pas une aberration historique, c'est une réalité bien trop répandue. Utilisé pour créer des mythes qui s'attachent à simplifier un monde complexe, à pousser les individus à agir contre des cibles précises, à motiver l'obéissance et à justifier la destruction, le langage de l'extermination vise à séduire les pulsions les plus sombres de la personnalité humaine. Tant que nous ne comprendrons pas comment le langage fonctionne pour atteindre ainsi cette face submergée de notre personnalité, tant que nous ne reconnaîtrons pas que le génocide est une réalité historique récurrente, nous continuerons tous d'être potentiellement les victimes et les auteurs de génocide.

Herbert Hirsch et Roger W. Smith

Source : Le livre noir de l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides. Éditions Privat. 2001.

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