TÉMOIGNAGES DE VICTIMES AUTOUR D'AUSCHWITZ ET DE LA SHOAH

TÉMOIGNAGES DE PREMIÈRE MAIN

Les témoignages de première main sont une source irremplaçable d'informations sur les complexités et les horreurs innombrables des génocides. Les souvenirs les plus forts apportent une perspective personnelle des faits qui exprime la réalité d'une privation croissante des droits élémentaires et, au-delà, ce qui signifie pour l'individu l'horreur du génocide. Par « témoignages de première main», nous entendons des comptes rendus écrits, oraux ou filmés, donnés par des survivants ou par tout autre personne ayant été témoin d'un aspect quelconque du processus génocidaire. On trouve des souvenirs de cet ordre dans des mémoires, des autobiographies, des journaux intimes, des interviews, des récits oraux, des témoignages devant les tribunaux ou lors d'auditions audio ou vidéo.

C'est sur la Shoah que l'on trouve le plus grand nombre de témoignages. On en compte des dizaines de milliers. En revanche, on en a très peu sur le génocide des Tsiganes perpétré par les nazis. Le nombre de documents sur le génocide arménien et sur la famine infligée par Staline aux Ukrainiens est inférieur au nombre de ceux dont on dispose sur la Shoah, mais supérieur à ce que l'on a sur les autres génocides. Quelques témoignages relatent le vécu des victimes des déportations de peuples entiers par les Soviétiques, ou celui des victimes du génocide du Bangladesh et du génocide cambodgien. Enfin, on trouve très peu de témoignages sur le massacre des Hereros, le génocide tibétain, le meurtre des Ibos au Nigeria, les actes génocidaires d'Idi Amin Dada et Milton Obote en Ouganda, le génocide du Timor oriental, le massacre des Indiens du Guatemala et des Indiens Achés du Paraguay, le génocide des Indiens du brésil et le génocide rwandais de 1994.

Les survivants ont écrit, ou raconté, leurs expériences personnelles pour diverses raisons, mais surtout pour témoigner de l'humiliation, de la brutalité, de la déshumanisation et des atrocités subies ; pour témoigner de la culture d'un peuple qui a disparu totalement ou en partie ; pour témoigner de leur tentative de préserver un sentiment de dignité et d'humanité dans des conditions de violence et de souffrances atroces ; pour témoigner de l'altruisme de ceux qui ont risqué leur vie pour cacher ou sauver des victimes ; pour témoigner de la démission de la communauté internationale qui a laissé faire dans une indifférence et un silence assourdissants ; pour rendre hommage aux disparus ; pour affirmer l'espoir que les générations présentes et futures apprendraient à vivre en harmonie.

Les témoignages de première main permettent aussi de vérifier certains détails historiques, d'apporter de nouvelles informations, de réfuter les tentatives insidieuses des «historiens révisionnistes», qui cherchent à minimiser ou à nier l'existence d'un génocide. Enfin, ces témoignages sont un outil précieux pour la recherche et l'enseignement.

Certains spécialistes s'interrogent sur la validité historique des témoignages de première main qui, selon eux, manquent de l'objectivité nécessaire, sont difficilement vérifiables, présentent parfois comme des faits avérés des informations erronées ou reposant sur des informations de deuxième main et replacent rarement l'information dans un contexte historique plus large. D'autres chercheurs, en revanche, y voient des sources historiques précieuses en ce qu'ils apportent des aperçus individuels inédits du processus génocidaire ; les recoupements entre différents témoignages permettent d'obtenir une image plus complète et de confirmer l'exactitude de tel ou tel fait ; certaines informations, enfin, ne peuvent être obtenues que par ce type de témoignage.

Aussi précieux qu'ils soient, les témoignages de première main sont assurément à manier avec précaution. Il convient d'être attentif aux points suivants ; les capacités de mémoire du témoin ; la représentativité ou non des expériences rapportées ; une ignorance des facteurs sociopolitiques qui ont pu conduire au génocide ; l'autocensure (relative des faits qui ne mettent pas le témoin en valeur), et, parfois, le moyen choisi pour témoigner (comme les récits à la troisième personne ou écrites par quelqu'un d'autre).

Si l'on excepte les journaux intimes, la plupart des témoignages ont été écrits, enregistrés ou filmés au moins cinq ans ou plus après les faits. Les interviews, les souvenirs et les comptes rendus oraux datant d'un an ou plus après les faits sont rarement aussi exacts que les impressions engrangées sur le champ dans un journal intime. Au fur et à mesure que le temps fait son oeuvre, les souvenirs s'estompent, des détails petits mais signifiants s'embrouillent ou disparaissent. La perception est aussi souvent altérée par les expériences et les idées plus récentes, la rumeur se distingue difficilement de la réalité. Certains, par inadvertance, embellissent certains détails qu'ils présentent ensuite comme des faits objectifs. Il est donc essentiel de vérifier l'exactitude des informations données par le témoin. C'est relativement facile dans les cas de génocides massifs, qui affectent un nombre important de personnes, mais c'est plus problématique dans le cas de faits isolés ou peu connus, affectant un nombre limité de personnes, voire quelques individus. L'effort a jusqu'à présent porté sur le recueil de témoignages plus que sur une étude critique des informations recueillies.

La plupart des actes génocidaires du XXe siècle se sont échelonnés sur plusieurs années ; ils se sont déroulés sur des territoires très vastes ; ils ont touché des centaines de milliers, voire des millions d'individus. Aucune personne, aucun groupe, ne saurait donc être en mesure d'apporter une image globale d'un tel événement à partir de sa seule expérience ou de son seul angle de vision, c'est tout simplement impossible. Par leur nature même, les témoignages de première main apportent des informations personnelles et donc uniques de quelques aspects spécifiques d'un crime d'une très grande ampleur.

Certains témoins pratiquent l'autocensure, souvent parce qu'ils ont eux-mêmes ou leurs proches collaboré avec les auteurs du génocide ou refusé d'assister des victimes menacées. A ce titre, les propos d'Aharon Appelfeld sont éloquents, même s'il songeait surtout aux souvenirs des rescapés : « Quand vous lisez les témoignages qui ont été recueillis sur la Shoah, vous vous rendez immédiatement compte qu'il s'agit d'un acte de refoulement, visant à mettre les événements dans un ordre chronologique satisfaisant. Il ne s'agit ni d'introspection d'un processus mental analogue, mais d'un tissage soigneux de données extérieures qui servent à masquer une vérité intérieure » (Appelfeld, Aharon [1994], Beyond Despair : Three Lectures and a Conversation with philip Roth, New-York, Fromm International Publishing, p.14)

il est indispensable et urgent de rassembler autant de témoignages que possible auprès des survivants âgés de la Shoah, avant qu'il ne soit trop tard. Il est tout aussi indispensable et urgent de réunir autant de témoignages que possible sur les génocides plus récents (comme ceux du Bangladesh, du Burundi, du Timor oriental, de l'ex-Yougoslavie, du Rwanda). De même, il est essentiel de traduire ces témoignages dans plusieurs langues, pour que de plus en plus de chercheurs aient accès aux informations qu'ils renferment. Ces informations doivent systématiquement être analysées, vérifiées, recoupées avec d'autres, pour obtenir des données complémentaires sur des aspects peu connus de tel ou tel génocide, pour pouvoir faire la part des choses dans ce qui est raconté, et déceler d'éventuelles erreurs ou contradictions. Ces témoignages doivent aussi être classés, selon un système qui facilitera leur dépouillement et leur utilisation par les spécialistes et toute personne intéressée par la question.

Source : Samuel Totten, article dans l'encyclopédie Le livre noir de l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides. P.570, 573. Éditions Privat. 2001.

Une double rangée de barbelés électrifiés dans lesquels passaient 20 000 volts
Crédit : Musée d’Auschwitz-Birkenau

Le docteur Rober Lévy, survivant de Birkenau, décrit AuschwitzII et évoque la vie quotidienne qu'il y a connue.

«Complètement entouré de cours d'eau, le camp se trouvait dans un terrain marécageux, si bien que le paludisme y régnait continuellement. Birkenau constituait le camp central d'une trentaine d'autres camps de la Silésie et de la Pologne et fournissait de la main-d'œuvre à ces camps pour alimenter en hommes les mines de charbon (Janina, Jaworzno, Jawoscowice, etc.) et les usines de guerre (Gleiwitz, DAW, Siemens, Buna, etc.). En échange, Birkenau recevait les inaptes au travail de tous ces camps et se chargeait de les faire disparaître à tout jamais.»

«Le camp ressemblait à tous les autres. La double clôture de fils de fer barbelés chargés à haute tension et les miradors, environ tous les 175 mètres, rendait vain tout essai d'évasion. Tous ceux qui s'y risquèrent furent repris puis pendus, sauf quelques Russes qui semblent avoir réussi à passer.»

«Le camp se composait de sept groupes de bâtiments: le camp des femmes, le camp de quarantaine, le camp des Tchèques, le camp des hommes, le camp des Tziganes, l'infirmerie centrale, le dernier rassemblant les bains, les chambres à gaz et les fours crématoires. Les cadres, au début, étaient surtout fournis par des criminels de droit commun allemands, plus tard par des déportés polonais et russes et, à partir de 1943, quelquefois par des déportés tchèques, français et hongrois.»

«Les baraques pour 500 à 600 hommes étaient presque exclusivement des écuries pour chevaux, cloisonnées de façon à obtenir trois rangées superposées de lits, contenant quelquefois des paillasses remplies de copeaux de bois, presque toujours des couvertures. Tout le monde se levait à 4 heures et demie du matin, les kommandos quittaient le camp à 6 heures pour rejoindre leur lieu de travail. Ils recevaient auparavant un 1/2 litre de succédané de café ou d'une infusion indéfinissable. À midi, ils interrompaient leur travail pendant une heure, et recevaient de la soupe (3/4 de litre à 1 litre). Après, ils continuaient à travailler jusqu'à 17 heures environ. Le retour au camp était suivi d'un interminable appel, particulièrement pénible par temps de pluie, de neige ou de gel. Au repas du soir, on distribuait 1/2 litre de café ou tisane, 300 grammes de pain pour la journée, avec une cuillerée de marmelade de betteraves rouges, trois autre fois une tranche de saucisson et une fois par semaine 40 grammes de fromage. La nourriture quotidienne avait une valeur de 900 à 1000 calories. Le travail physique exténuant, les accidents de travail fréquents, les brutalités des surveillants, la nourriture insuffisante, le misérable état des vêtements et des chaussures, les poux entraînaient une mortalité et une morbidité effroyables. Et tout cela était calculé et voulu. Ce n'était pas mauvaise organisation, négligence, non: tout le système que nous cherchions à comprendre était de tuer lentement ceux que l'on n'avait pas exterminés dès leur arrivée.»

Robert Lévy, Témoignages strasbourgeois. De l'Université aux camps de concentration, Les Belles Lettres, 1947.

UN AVERTISSEMENT POUR LES TUEURS DE DEMAIN

Texte de Simon Wiesenthal.

J'ai consacré ma vie à rechercher la justice, à expliquer ce crime unique dans l'espoir d'épargner tant d'horreurs aux générations futures.

Comme mes contemporains, j'avais grandi en croyant à la grandeur de notre civilisation occidentale en ce XXe siècle. Nous croyions au progrès, à la force d'âme de l'être humain qui le mènerait vers plus de culture, plus d'amitié, plus de tolérance. L'idée qu'une nation aussi cultivée que la nation allemande pût retomber dans des pratiques médiévales était absolument inconcevable. Nous étions convaincus qu'un personnage comme Hitler était condamné d'avance. Des rayonnages entiers de classiques allemands tapissaient un mur du salon de mes parents. Adolf Hitler n'était qu'un incident de parcours dans l'histoire allemande. Le cauchemar cesserait bientôt. Nous, les Juifs, nous n'étions pas les seuls à le croire. Cette opinion était partagée par les nations voisines de l'Allemagne, par le monde entier : la meilleure façon d'affaiblir Hitler, c'était de l'ignorer. Toutefois, la crise économique empirant, les partis démocratiques ne surent redonner espoir à la population. Les seuls qui avaient des réponses en mesure de satisfaire les millions de chômeurs et de mécontents, c'étaient les nazis ; Hitler s'empara donc du pouvoir sans difficulté.

Pendant le procès de Nuremberg, après la guerre, je parlai avec un Sturmannführer, membre des services secrets SS à Budapest, qui témoignait pour l'accusation. Voici ce qu'il me raconta : « C'était en octobre 1944, à Budapest, nous (cinq SS et Eichmann) étions assis. Un des jeunes officiers, faisant allusion aux Juifs qu'il fallait exterminer, demanda : Combien y en a-t-il ? Environ cinq, répondit Eichmann. Nous savions tous qu'il voulait dire cinq millions. Puis quelqu'un demanda, sans réfléchir : Mais après la guerre ? Est-ce qu'on ne va pas demander où sont passés ces millions ? Eichmann eut un geste de la main et répondit ; Cent morts, c'est une catastrophe. Un million de morts, c'est une statistique.»

Eichmann avait raison. Un million de morts dépasse l'entendement. Le Journal d'Anne Frank eut bien plus d'impact que le procès de Nuremberg, puisque le public pouvait s'identifier aux victimes, les gens pouvaient dire : « Ce pourrait être ma soeur, ma petite-fille, la fille de mes amis.» Tout au long de ces années, je me suis souvenu des paroles d'Eichmann, je me suis attaché à tirer ces victimes de l'anonymat des statistiques, de leur rendre leur substance humaine, leur histoire individuelle, afin que tous puissent s'identifier à elles.

Dès 1947-1948, la guerre froide a entravé le travail de justice et de mémoire. Elle n'a pas permis une enquête approfondie sur tous les aspects, toutes les phases, du national-socialisme, sur tout ce qu'il impliquait ni sur ses conséquences. D'où l'impossibilité d'immuniser les consciences contre ces idéologies de la haine ; d'où la difficulté d'élaborer des systèmes de défense contre leur propagation. Les événements de ces dernières années ont montré les conséquences dramatiques de ces lacunes. Les vainqueurs de la guerre froide, pourrait-on dire, ce furent les nazis.

Moins de trois ans après la fin du national-socialisme, la guerre froide accouchait d'un autre danger pour l'Europe et le reste du monde : le stalinisme. Staline commença par avaler les pays d'Europe de l'Est, puis il regarda vers l'Ouest. La réalité de cette menace dispensa les nazis de rendre des comptes. L'attitude des alliés occidentaux envers l'Allemagne se modifia. Tout au long de la guerre froide, qui se prolongea bien au-delà de l'ère stalinienne, la justice fit le silence sur les crimes nazis, dont les auteurs furent nombreux à pouvoir fuir l'Allemagne et l'Autriche pour s'exiler en Amérique du Sud et dans les pays arabes du Moyen-Orient.

J'ai combattu, je combats contre l'oubli. C'est là notre devoir le plus important, si nous voulons éviter à nos descendants de vivre ce que nous avons vécu.

Agir pour l'avenir, c'est faire en sorte que l'oubli n'efface pas les crimes de l'ère nazie. On m'a reproché de traquer des hommes âgés, malades, des nazis auteurs de crimes ou des collaborateurs qui, dans les pays européens occupés, choisirent d'aider les nazis à mettre leurs plans inhumains à exécution. Dans une certaine mesure, ces collaborateurs, notamment ceux d'Ukraine ou de Biolorussie, sont pires que les nazis.

L'histoire de l'humanité est une histoire de crimes. Les crimes qui restent impunis donnent au criminel un sentiment d'impunité. Il est important que tout criminel sache que notre planète est devenue si petite qu'il n'y trouvera pas le moindre recoin pour s'y cacher.

Je décris volontiers mon travail comme une mise en garde pour les tueurs de demain, qui sont peut-être déjà nés. Quand nous regardons autour de nous, que nous voyons les jeunes générations jouir de la liberté et de tant de bienfaits de notre monde moderne, qu'ils tiennent pour acquis et normaux, nous devons les aider à prendre conscience que la liberté, c'est comme la santé, on ne l'apprécie vraiment que lorsqu'on l'a perdue. Ma génération dut payer un prix exorbitant pour comprendre cette réalité. La liberté n'est pas un don du ciel elle exige de nous une combat quotidien.

Hitler n'a pas eu besoin de donner des ordres par écrit. Le personnel qui l'entourait savait ce qu'il voulait, sans qu'il ait eu à leur dire de façon explicite. Du fait que les ordres de Hitler n'ont été retrouvés sur aucun document, certains historiens, dont David Irving (l'un des principaux révisionnistes qui nient la Shoah) maintiennent que Hitler ne savait rien, que l'extermination des Juifs eut lieu contre sa volonté. Ceux qui essaient de blanchir les crimes nazis, vont plus loin, considérant que dans la mesure où Hitler ne donna pas d'ordre écrit, il n'était pas au courant de ce qui se passait.

Des organisations clandestines se multiplièrent pendant la guerre froide. Portant le nom d'«Odessa», de «Spider», ou de «Six-Star», pour ne citer que celles-là, elles aidèrent les nazis à quitter l'Allemagne et l'Autriche, pour qu'ils ne soient pas inquiétés. Munis de faux papiers, se cachant sous des noms d'emprunt, ces nazis abusèrent souvent des organisations caritatives catholiques, qui aidaient des réfugiés à fuir les pays communistes, la Pologne, la Slovaquie, la Croatie, etc. C'est ainsi que certains obtinrent des visas et même des fonds, et purent émigrer vers l'Amérique latine et d'autres lieux lointains, en transitant par Rome.

Un autre obstacle que j'ai rencontré sur mon chemin était d'ordre juridique. Définir les atrocités nazies comme des «crimes de guerre» revient à blanchir leurs auteurs et ne reflète ni l'échelle ni la nature de ces actes. Les crimes nazis n'eurent rien à voir avec la guerre. En 1942 et 1943, l'horreur atteignit son comble dans des camps de concentration et de la mort situés à 1 000 kilomètres environ du front. L'extermination dont ces camps furent le théâtre n'eut aucune incidence sur le déroulement de la guerre.

Après la guerre, après le procès de Nuremberg, d'autres cours spéciales furent instituées pour juger les criminels nazis. Dans deux pays, l'Italie et les Pays-Bas ils furent condamnés à la prison à perpétuité. Ailleurs, les condamnations n'excédaient pas 15 à 20 ans. Si l'on calcule la durée de ces condamnations au prorata des victimes, on arrive à quelques mois, quelques jours, ou quelques minutes, selon les cas, pour chaque personne exterminée.

Notre siècle aura été un siècle d'atrocités, de brutalités, un siècle assoiffé de violence et de mort. Les découvertes, les innovations de notre société industrielle et technologique -radio, télévision, cinéma, dernières avancées informatiques, jeux vidéo, etc-, sont utilisés pour véhiculer la haine raciale et l'antisémitisme. Les activités de l'extrême droite sont en progression. L'idéologie sous-jacente n' est pas toujours nazie, mais certains groupes, comme les «Republikaner» ou la «Deutsche Volksunion» ont un discours nettement néonazi. Alors que les programmes des partis démocratiques peinent à attirer les jeunes électeurs, les idéologies d'extrême gauche et d'extrême droite les séduisent trop aisément.

Source : Le livre noir de l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides. Éditions Privat. 2001.

LES PREMIERS MOIS A AUSCHWITZ

A Birkenau, c'était tout autre chose. Là, tout attestait que nous étions dans une usine de mort. Morts et mourants gisaient partout près des blocks. Une crasse sans nom dans les baraques. Par des journées de gel hivernal, on envoyait les gens dans des bains froids, on les arrosait d'eau glacée. Si vous tombiez malade, c'était la chambre à gaz. D'abord, les fournées partaient deux fois par semaine, puis de plus en plus souvent. C'était à peine si les hommes affaiblis, exténués, pouvaient sortir leurs pieds de la boue qui nappait le camp tout entier. Et les SS, pour s'amuser, leur mettaient des bâtons dans les jambes. Celui qui tombait ne se relevait plus. Un soir, en allant au travail, j'ai vu deux camions aux remorques emplies de cadavres.

Les surveillants des blocks ne sévissaient pas moins que les SS. La plupart étaient recrutés parmi les droits communs. Sous mes yeux, un surveillant allemand de notre baraque a exterminé d'un coup quatorze personnes. Ailleurs, la situation n'était pas meilleure, sinon pire.

Nous nous levions à quatre heures du matin. L'appel de début et de fin de journée pouvait durer trois heures. Il avait lieu dehors. Celui du soir nous faisait particulièrement souffrir. Par la même occasion, on châtiait devant les rangs ceux qui avaient commis des fautes pendant le travail. Aux coups reçus sur le chantier s'ajoutaient ceux donnés durant l'appel. On pouvait vous envoyer directement au gazage. Si quelqu'un manquait, l'appel prenait un tour particulièrement féroce et pouvait s'éterniser à l'infini. Si quelqu'un s'évadait, tous ses camarades de travail payaient pour lui.

Je me souviens qu'en été 1943 ; neuf prisonniers russes d'une équipe agricole sont sortis du camp pour quelques heures avec un chargement de fumier. Trois d'entre eux en on profité pour s'enfuir. Alors, les gardes ont abattu les cinq autres de plusieurs balles en plein visage. Rapportés au camp, leurs corps ont été exposés sur des tables, près du portail, pour intimider les prisonniers. Ils y sont restés deux jours.

Si quelqu'un n'était plus en état d'aller au travail, on l'envoyait au block 7. Là s'entassaient tous les malades. Quand le block était plein, tous allaient à la chambre à gaz.

Deux mois à peine après notre arrivée à Auschwitz, nous n'étions plus que quatre ou cinq sur les quarante-neuf hommes de notre groupe. Tous les autres avaient été tour à tour abattus ou gazés.

Source : Extraits du témoignage Vingt-six mois à Auschwitz (Récit de Mordekhai Tsiroulnitski, ancien prisonnier matricule 79414. Pages 979, 980. Le livre noir de l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides. Éditions Privat. 2001.

PRIMO LEVI : QUESTIONS ET RÉPONSES SUR LE GÉNOCIDE

Le complexe d'Auschwitz - Birkenau en Pologne
photographie aérienne prise par l'aviation alliée le 26 juin 1944
Crédit : USAF-1944 / CIA-1978

Ces pages, qui constituent un appendice de Si c'est un homme, ont été écrites par Primo Levi en 1976 afin de répondre aux questions qui lui étaient continuellement posées par des lycéens italiens.

1. Dans votre livre, on ne trouve pas trace de haine à l'égard des Allemands ni même de rancoeur ou désir de vengeance. Leur avez-vous pardonné ?

La haine est assez étrangère à mon tempérament. Elle me paraît un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfère que mes pensées et mes actes soient inspirés par la raison ; c'est pourquoi je n'ai jamais, pour ma part, cultivé la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée à un ennemi ou supposé, de vengeance particulière. Je dois ajouter, à en juger par ce que je vois, que la haine est personnelle, dirigée contre une personne, un visage ; or, comme on peut voir dans les pages mêmes de ce livre, nos persécuteurs n'avaient pas de nom, ils n'avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles. Prudemment, le système nazi faisait en sorte que les contacts directs entre les esclaves et les maîtres fussent réduits au minimum.

[...]

C'est bien pourquoi, lorsque j'ai écrit ce livre, j'ai délibérément recouru au langage sobre et posé du témoin plutôt qu'au pathétique de la victime ou à la véhémence du vengeur; je pensais que mes paroles seraient d'autant plus crédibles qu'elles apparaîtraient plus objectives et dépassionnées ; c'est dans ces conditions seulement qu'un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges. Et les juges c'est vous.

Toutefois, je ne voudrais pas qu'on prenne cette absence de jugement explicite de ma part pour un pardon indiscriminé. Non, je n'ai pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l'avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu'il ne s'agisse de quelqu'un qui ait prouvé -faits à l'appui, et pas avec des mots, ou trop tard- qu'il est aujourd'hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à l'étranger, et qu'il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres. Dans ce cas-là alors, oui, bien que non chrétien, je suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à pardonner à son ennemi; mais un ennemi qui se repent n'est plus un ennemi.

2 - Est-ce que les Allemands, est-ce que les Alliés savaient ce qui se passaient ? Comment est-il possible qu'un tel génocide, que l'extermination de millions d'êtres humains ait pu se perpétrer au coeur de l'Europe sans que personne n'en ait rien su ?

Le monde, dans lequel nous vivons aujourd'hui, nous Occidentaux, présente un grand nombre de défauts et de dangers dont nous sentons la gravité, mais en comparaison du monde d'hier, il bénéficie d'un énorme avantage : n'importe qui peut savoir tout sur tout. L'information est aujourd'hui «le quatrième pouvoir» : au moins en théorie, un reporter et un journaliste peuvent aller partout, personne ne peut les en empêcher, ni les tenir à l'écart, ni les faire taire. Tout est facile : si vous en avez envie, vous pouvez écouter la radio de votre propre pays ou de n'importe quel autre ; vous allez au kiosque du coin et vous choisissez le journal que vous voulez, un journal italien de n'importe quelle tendance aussi bien qu'un journal américain ou soviétique. Le choix est vaste ; vous achetez et vous lisez les livres que vous voulez, sans risquer d'être accusés d'«activités anti-italiennes» ou de vous attirer à domicile une perquisition de la police politique. Certes, il n'est pas facile d'échapper à tous les conditionnements, mais du moins peut-on choisir le conditionnement que l'on préfère.

Dans un État autoritaire, il en va tout autrement ; il n'y a qu'une Vérité, celle qui est proclamée d'en haut ; les journaux se ressemblent tous, ils répètent tous une même et unique vérité ; même situation pour la radio, et vous ne pouvez pas écouter les radios étrangères, d'abord parce que c'est considéré comme un délit et que vous risquez la prison, et ensuite parce que la radio officielle fait intervenir un système de brouillage qui opère sur les longueurs d'onde des radios étrangères et rend leurs émissions inaudibles. Quant aux livres, ne sont traduits et publiés que ceux qui plaisent aux autorités ; les autres, il vous faut aller les chercher à l'étranger et les introduire dans votre pays à vos risques et périls, car ils sont considérés comme plus dangereux que de la drogue ou des explosifs ; et si on en trouve sur vous au passage de la frontière, on les saisit et vous êtes punis pour infraction à la loi. Les livres interdits -nouveaux ou anciens-, on en fait de grands feux de joie sur les places publiques. C'est ce qui s'est fait en Italie entre 1924 et 1945, et dans l'Allemagne national-socialiste ; c'est ce qui se fait aujourd'hui encore dans de nombreux pays, parmi lesquels on regrette de devoir compter l'Union Soviétique, qui a pourtant combattu héroïquement le nazisme. Dans les États autoritaires, on a le droit d'altérer la vérité, de réécrire l'histoire rétrospectivement, de déformer les nouvelles, d'en supprimer de vraies, d'en ajouter de fausses : bref, de remplacer l'information par la propagande. Et en effet, dans de tels pays, il n'y a plus de citoyens détenteurs de droits, mais bien des sujets qui, comme tels, se doivent de témoigner à l'État (et au dictateur qu'il incarne) une loyauté fanatique et une obéissance passive.

Dans ces conditions il est évidemment possible (même si ce n'est pas toujours facile : il n'est jamais aisé de faire totalement violence à la nature humaine) d'occulter des pans entiers de la réalité. L'Italie fasciste n'a pas eu grand mal à faire assassiner Matteoti et à étouffer l'affaire en quelques mois ; quant à Hitler et à son ministre de la Propagande Josef Goebbels, ils se révélèrent bien supérieurs encore à Mussolini dans l'art de contrôler et de camoufler la vérité.

Toutefois, il n'était ni possible ni même souhaitable -du point de vue nazi- de cacher au peuple allemand l'existence d'un appareil aussi énorme que celui des camps de concentration. Il entrait précisément dans les vues des nazis de créer et d'entretenir dans le pays un climat de terreur diffuse : il était bon que la population sût qu'il était très dangereux de s'opposer à Hitler. Et en effet des centaines de milliers d'Allemands - communistes, sociaux-démocrates, libéraux, juifs, protestants, catholiques -furent enfermés dans les Lager dès les premiers mois du nazisme, et tout le pays le savait, comme on savait aussi qu'au Lager les prisonniers souffraient et mouraient.

Cela étant, il est vrai que la grande majorité des Allemands ignora toujours les détails les plus horribles de ce qui se passa plus tard dans les Lager : l'extermination méthodique et industrialisée de millions d'êtres humains, les chambres à gaz, les fours crématoires, l'exploitation abjecte des cadavres, tout cela devait rester caché et le resta effectivement pendant toute la durée de la guerre, sauf pour un nombre restreint d'individus. Pour garder le secret, entre autres précautions, on recourait dans le langage officiel à de prudents et cyniques euphémismes : au lieu d'«extermination» on écrivait «solution définitive», au lieu de «déportation» «transfert», au lieu de «mort par gaz» «traitement spécial» et ainsi de suite. Hitler redoutait non sans raison que la révélation de ces horreurs n'ébranlât la confiance aveugle que le pays avait en lui, et le moral des troupes alors en guerre ; de plus les Alliés n'auraient pas tardé à en être eux aussi informés et à en tirer parti pour leur propagande, ce qui d'ailleurs ne manqua pas de se produire. Mais à cause de leur énormité même, les horreurs du Lager, maintes fois dénoncées par les radios alliées, se heurtèrent le plus souvent à l'incrédulité générale.

A mon sens, l'aperçu le plus convaincant de la situation des Allemands à cette époque-là se trouve dans L'État SS (1), ouvrage d'Eugen Kogon, ancien déporté à Buchenwald et professeur de Sciences politiques à l'université de Munich ; « Que savaient donc les Allemands au sujet des camps de concentration ? Mis à part leur existence concrète, presque rien, et aujourd'hui encore ils n'en savent pas grand-chose. Incontestablement, la méthode qui consistait à garder rigoureusement secrets les détails du terrible système de terreur -créant ainsi une angoisse indéterminée, et donc d'autant plus profonde- s'est révélée efficace. Comme je l'ai déjà dit, même à l'intérieur de la Gestapo, de nombreux fonctionnaires ignoraient ce qui se passait à l'intérieur des Lager, même s'ils envoyaient leurs propres prisonniers. La plupart des prisonniers eux-mêmes n'avaient qu'une très vague idée du fonctionnement de leur camp et des méthodes qu'on y pratiquait. Comment, dans ces conditions, le peuple allemand aurait-il pu les connaître ? Ceux qui entraient au Lager se trouvaient plongés dans un univers abyssal totalement nouveau pour eux : c'est là la meilleure preuve du pouvoir et de l'efficacité du secret.

[...]

3 - Y avait-il des prisonniers qui s'évadaient des Lager ? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu de rebellions en masse ?

Ces quelques questions figurent parmi celles qui me sont posées le plus fréquemment, et j'en déduis qu'elles doivent correspondre à quelque curiosité ou exigence particulièrement importante. Elles m'incitent à l'optimisme, car elles témoignent que les jeunes d'aujourd'hui ressentent la liberté comme un bien inaliénable, et que pour eux l'idée de prison est immédiatement liée à celle d'évasion ou de révolte. Du reste, il est vrai que dans différents pays le code militaire fait un devoir au prisonnier de guerre de chercher à se libérer par tous les moyens pour rejoindre son poste de combat, et que selon la Convention de La Haye la tentative d'évasion ne doit pas être punie. L'évasion comme obligation morale constitue un des thèmes récurrents de la littérature romantique (souvenez-vous du comte de Monte-Cristo), de la littérature populaire et du cinéma, où le héros, injustement -ou même justement- emprisonné, tente toujours de s'évader, même dans les circonstances les plus invraisemblables, et voit son entreprise invariablement couronnée de succès.

Peut-être est-il bon que la condition de prisonnier, la privation de la liberté, soit ressentie comme une situation indue, anormale ; comme une maladie, en somme, dont on ne peut guérir que par la fuite ou par la révolte. Mais malheureusement ce tableau général est loin de ressembler au cadre réel des camps de concentration.

Les tentatives de fuite parmi les prisonniers d'Auschwitz , par exemple, s'élèvent à quelques centaines, et les évasions réussies à quelques dizaines. S'évader était difficile et extrêmement dangereux : en plus du fait qu'ils étaient démoralisés, les prisonniers étaient physiquement affaiblis par la faim et les mauvais traitements, ils avaient le crâne rasé, portaient un uniforme rayé immédiatement reconnaissable et des sabots de bois qui leur interdisaient de marcher vite et sans faire de bruit; ils avaient pas d'argent, ne parlaient généralement pas le polonais qui était la langue locale, n'avaient pas de contacts dans la région et manquaient même d'une simple connaissance géographique des lieux. De plus, les tentatives d'évasion entraînaient des représailles féroces : celui qui se faisait prendre était pendu publiquement sur la place de l'Appel, souvent après d'atroces tortures ; lorsqu'une évasion était découverte, les amis de l'évadé étaient considérés comme ses complices et condamnés à mourir de faim dans les cellules de la prison ; tous les hommes de sa baraque devaient rester debout pendant vingt-quatre heures et parfois les parents mêmes du «coupable» étaient arrêtés et déportés.

Les soldats SS qui tuaient un prisonnier au cours d'une tentative d'évasion se voyaient gratifier d'une permission exceptionnelle. Si bien qu'il arrivait souvent qu'un SS abatte un détenu qui n'avait aucune intention de s'enfuir dans le seul but d'obtenir la permission. D'où une augmentation artificielle du nombre de tentatives figurant dans les statistiques officielles ; comme je l'ai déjà dit, le nombre effectif était en réalité très réduit. Dans de telles conditions, les rares cas d'évasion réussis, à Auschwitz par exemple, se limitent à quelques prisonniers «aryens» (c'est-à-dire non juifs dans la terminologie de l'époque), qui habitaient à peu de distance du Lager et avaient par conséquent un endroit où aller et l'assurance d'être protégés par la population. Dans les autres camps, les choses se passèrent de façon analogue.

Quant au fait qu'il n'y ait pas eu de révoltes, la question est un peu différente. Tout d'abord il convient de rappeler que des insurrections ont effectivement eu lieu dans certains Lager : à Treblinka, à Sobibor, et aussi à Birkenau, un des camps dépendant d'Auschwitz. Ces insurrections n'eurent pas une grande importance numérique : tout comme celle du ghetto de Varsovie, elles constituent plutôt d'extraordinaires exemples de force morale. Elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d'une manière ou d'une autre d'un statut privilégié, et qui se trouvaient donc dans de meilleures conditions physiques et morales que les prisonniers ordinaires. Cela n'a rien de surprenant : le fait que ce soit ceux qui souffrent le moins qui se révoltent n'est qu'un paradoxe qu'en apparence. En dehors même du Lager, on peut dire que les luttes sont rarement menées par le sous-prolétariat. Les «loques» ne se révoltent pas.

Dans les camps de prisonniers politiques ou dans ceux où les prisonniers politiques étaient les plus nombreux, l'expérience acquise de la lutte clandestine fut précieuse et aboutit souvent plus qu'à des révoltes ouvertes, à des activités d'autodéfense assez efficaces. Selon le Lager et l'époque, on réussit ainsi à faire pression sur les SS ou à les corrompre de manière à limiter l'effet de leur pouvoir indiscriminé ; on parvint à saboter le travail destiné aux industries de guerre allemandes, à organiser des évasions, à communiquer par radio avec les Alliés en leur fournissant des informations sur les terribles conditions de vie des camps, à améliorer le traitement des malades en faisant mettre des médecins prisonniers à la place des médecins SS, à «orienter» les sélections en envoyant à la mort les mouchards et les traîtres et en sauvant les prisonniers dont la survie, pour une raison quelconque, avait une importance particulière, à se préparer à la résistance armée au cas où, sous la pression du front ennemi, les Allemands auraient décidé (comme cela se produisit souvent) de procéder à une liquidation générale des Lager.

Dans les camps à prédominance juive, comme ceux d'Auschwitz, il était particulièrement difficile d'envisager une défense quelconque, active ou passive. Les prisonniers, en effet, n'avaient généralement aucune expérience de militant ou de soldat ; ils provenaient de tous les pays d'Europe, parlaient des langues différentes et ne se comprenaient pas entre eux ; et surtout ils étaient plus affamés, plus faibles et plus épuisés que les autres, d'abord parce que leurs conditions de vie étaient plus dures, et ensuite parce qu'ils avaient souvent derrière eux tout un passé de faim, de persécutions et d'humiliations subies dans les ghettos dont ils arrivaient. Avec, pour ultime conséquence, cette particularité que leur séjour au Lager était tragiquement court : ils constituaient en somme une population fluctuante, sans cesse décimée par la mort et constamment renouvelée par l'arrivée de convois successifs. Il n'est pas surprenant que le germe de la révolte ait eu du mal à s'enraciner dans un tissu humain aussi détérioré et aussi instable.

On peut se demander pourquoi les prisonniers ne se révoltaient pas dès la descente du train, pendant ces longues heures (et parfois ces longs jours) d'attente qui précédaient leur entrée dans les chambres à gaz. Il faut préciser à ce propos, outre ce qui a déjà été dit, que les Allemands avaient mis au point pour cette entreprise de mort collective une technique d'une ingéniosité et d'une souplesse diaboliques. La plupart du temps, les nouveaux venus ne savaient pas ce qui les attendait : on les accueillait avec une froide efficacité, mais sans brutalité, puis on les invitait à se déshabiller «pour la douche». Parfois on leur donnait une serviette de toilette et du savon, et on leur promettait un café chaud après le bain. Les chambres à gaz étaient en effet camouflées en salles de douches, avec tuyauteries, robinets, vestiaires, portemanteaux, bancs, etc. Lorsqu'en revanche ils croyaient remarquer que les détenus savaient ou soupçonnaient ce que l'on allait faire d'eux, les SS et leurs aides agissaient alors par surprise : ils intervenaient avec la plus grande brutalité, à grand renfort de hurlements, de menaces et de coups, n'hésitant pas à tirer des coups de feu et à lancer contre des êtres effarés et désespérés, éprouvés par cinq ou six jours de voyage dans des wagons plombés, leurs chiens dressés à la tuerie.

Dans ces conditions, l'affirmation qu'on a parfois formulée, selon laquelle les Juifs ne se seraient pas révoltés par couardise, est aussi absurde qu'insultante. La réalité, c'est que personne ne se révoltait: il suffit de rappeler que les chambres à gaz d'Auschwitz furent testées sur un groupe de trois cents prisonniers de guerre russes, jeunes, militairement entraînés, politiquement préparés, et qui n'étaient pas retenus par la présence de femmes et d'enfants ; et eux non plus ne se révoltèrent pas.

Je voudrais enfin ajouter une dernière considération. La conscience profonde que l'oppression ne doit pas être tolérée, mais qu'il faut y résister n'était pas très développée dans l'Europe fasciste, et était particulièrement faible en Italie. C'était l'apanage d'un petit nombre d'hommes politiquement actifs, que le fascisme et le nazisme avaient isolés, expulsés, terrorisés ou même supprimés : il ne faudrait pas oublier que les premières victimes des Lager allemands furent justement, et par centaines de milliers, les cadres des partis politiques antinazis. Leur apport venant à manquer, la volonté populaire de résister, de s'organiser pour résister, n'a reparu que beaucoup plus tard, grâce surtout au concours des partis communistes européens qui se jetèrent dans la lutte contre le nazisme lorsque l'Allemagne, en juin 1941, eut attaqué l'Union soviétique à l'improviste, rompant ainsi l'accord Ribbentrop-Molotov de septembre 1939. En conclusion, je dirai que reprocher aux prisonniers de ne pas s'être révoltés, c'est avant tout commettre une erreur de perspective historique : cela veut dire exiger d'eux une conscience politique aujourd'hui beaucoup plus largement répandue, mais qui représentait alors l'apanage d'une élite.

(1) Editions du Seuil.

Source : Primo Levi, Si c'est un homme, Julliard 1987 / Presses Pocket, 1989.

Un dortoir à Auschwitz
Crédit : The Auschwitz Album, Yad Vashem

Les baraques de Birkenau par Pelagia Lewinska

«Point de lumière, nous apprenons que les blocks ne sont jamais éclairés. (...) La baraque est pareille à une énorme grange de 80 mètres de long et 10 de largeur. Pas de plafond, un toit la surmonte directement. Au lieu de plancher, il y a ici de la terre battue, dallée de briques inégales. Les charpentes à trois étages placées le long des murs et au milieu de la baraque, et qui fournissaient des couchettes, remplissaient tout l’intérieur de la bâtisse, ne laissant entre elles qu’un étroit passage. Des traverses de bois divisaient la longueur de la baraque en cages. Chaque cage était profonde d’environ deux mètres et sa hauteur ne dépassait pas un mètre. Chacune d’elles devait contenir de cinq à sept femmes et parfois on en entassait une dizaine de plus. (...)»

Les blocks où l'on était obligé de huit cents à mille personnes étaient tellement bondés que sept ou huit femmes couchaient dans chaque cage . Comme d'autre part le rez - de - chaussée touchait directement les briques du sol, on y pénétrait comme dans une niche de chien. On couchait sur des briques humides, on y était totalement privé d'air. Le dernier étage touchait au toit, en hiver il laissait passer l'eau et en été ces dalles en ciment brûlaient les têtes. On avait pour toute literie des matelas en papier contenant un peu de copeaux. Il n'y avait que trois matelas dans chaque cage et une couverture. Il y avait cependant des blocks, tels le n° 26, où habitaient les Françaises, ou l'on donnait point de matelas. Aussi 1 800 femmes y sont mortes en l'espace de trois mois. (...) Après une journée entière de labeur, de pluie, de froid et de boue, on ne pouvait considérer notre séjour dans la baraque comme un repos, mais comme un nouveau martyre.

Pelagia Lewinska, Vingt mois à Auschwitz. Editions Nagel. Paris,

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