LA PHILOSOPHIE, LA THÉOLOGIE FACE A LA SHOAH

LA THÉOLOGIE FACE A LA SHOAH

Les questions théologiques soulevées par la Shoah jettent une ombre persistante sur la théologie contemporaine. Trois décennies ne s'étaient pas écoulées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, que des écrits paraissaient, mettant fin au lourd silence qui avait constitué la première réaction à la Shoah, dans le domaine de la théologie comme dans tout autre domaine. La Shoah pose un problème de taille pour les Juifs. Comment parler de la puissance de Dieu, de la bonté de Dieu, de la dimension historique de Dieu, de l'amour de Dieu, en la présence d'enfants que l'on brûle ? Les prophètes de l'antique Israël et les rabbins du Talmud considéraient la souffrance comme une punition divine, un châtiment pour une faute, un appel à la repentance, une mise à l'essai de la foi. Mais l'énormité même du crime et l'innocence des victimes font qu'il est trop difficile de présenter la Shoah comme une punition divine. La question biblique sur la souffrance des justes et le triomphe des méchants prend un dramatique relief.

C'est par l'action et non par la parole que les premières réponses à la Shoah furent apportées. dans les camps de réfugiés, les survivants reconstruisirent une vie juive, donnèrent naissance à des enfants, les élevèrent dans la foi et les traditions juives. Ils répondaient ainsi à la mort par la vie. Il y eut aussi une réponse politique. Dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, les Juifs voulurent affirmer leurs droits en tant que culture minoritaire parmi les cultures majoritaires. Après la Seconde Guerre mondiale, l'avenir des Juifs fut assuré grâce à un État, une armée, un drapeau. Le sionisme domina les autres options idéologiques parce que lui seul pouvait proposer un avenir différent.

Dans la théologie juive orthodoxe, la Shoah fut perçue comme un prélude à la rédemption, un appel à la purification intérieure, comme un chapitre dans une histoire divinement ordonnée, caractérisée par les désastres occasionnés par un monde de haine, auquel devait succéder une renaissance. La Shoah était la punition infligée par Dieu contre son peuple qui avait abandonné la Torah ; elle avait porté le peuple d'Israël et l'univers tout entier au bord du gouffre. Pourtant la Torah avait survécu, et c'est là que le peuple d'Israël devait puiser la source même de son existence.

Félix Nussbaum : Le triomphe de la mort. 1944

D'autres ont parlé de péché et de châtiment, en divergeant sur la nature du péché et, plus important, sur la disproportion ou non du châtiment. Un rabbin hassidique, le Satmar Rebbe, maintenait que c'était le sionisme qui était un péché, ainsi que la laïcité qui le caractérisait. Pour les partisans du dirigeant sioniste Zev Jobotinsky, au contraire, le péché, c'était la diaspora et le refus d'entendre l'appel du sionisme. Eliezer Berkovits suggère que la Shoah est le fruit de la liberté humaine, ce don de Dieu aux hommes qui permet l'histoire : « La question relative à la présence de Dieu présuppose que la peur de Dieu devrait protéger le peuple élu. La réponse s'appuie sur une redéfinition totale des concepts du pouvoir de Dieu et de la peur qu'il nous inspire... L'homme ne peut exister que parce que Dieu renonce à exercer son pouvoir sur lui. Ce qui signifie que Dieu ne peut pas être présent dans l'histoire en tant que présence matérielle manifeste. Une telle présence détruirait l'histoire. L'histoire est du domaine de la responsabilité humaine et de ce que cette responsabilité engendre.» D'où il découle que c'est l'homme, et non Dieu, qui est responsable de la Shoah.

Dans la communauté juive non orthodoxe, Martin Buber a réfléchi sur l'éclipse de Dieu. L'humanité, selon lui, a interposé des idoles entre Dieu et la communauté des hommes, et c'est cette idolâtrie qui a effacé Dieu. L'absence de Dieu ne résulte pas de la volonté de Dieu, mais d'une présence écrasante du mal et du mensonge. La réaction d'Emil Fackenheim fut plus classique. Rescapé de Sachsenhausen, réfugié au Canada, le philosophe juif canadien consacre les 25 années qui suivirent la Shoah à chercher à prouver qu'entre la révélation du mont Sinaï et la venue du Messie, rien ne peut entamer le contenu de la foi juive.

En 1966, Richard Rubenstein avança une théorie plus radicale, celle du rejet de la présence de Dieu dans l'histoire. Après Auschwitz, selon lui, la foi en un Dieu rédempteur présent dans l'histoire, qui sauvera l'humanité de ses vicissitudes, n'est plus tenable. La croyance en un tel Dieu et la théodicée rabbinique qui cherche à le justifier, impliqueraient que Hitler faisait partie d'un plan divin, Qu'Israël était puni pour ses péchés. Il pensait qu'une telle vision était trop indécente pour être acceptable.

Les réactions que suscitèrent les réflexions de Rubinstein exigeaient des réponses, et Emil Fackenheim, qui s'était débattu en vain pour situer le judaïsme en dehors de l'histoire, fut le premier à réagir. En mars 1967, trois mois avant la guerre des Six jours, Fackenheim, écrivit au sujet du 614e commandement : il est interdit aux Juifs d'accorder à Hitler des victoires posthumes. Ce commandement comporte quatre aspects : les Juifs ont pour devoir de se souvenir des victimes et de survivre en tant que Juifs ; il leur est interdit de douter de Dieu ou du monde . Fackenheim toucha là une corde très sensible chez les Juifs, et son exhortation à refuser à Hitler des victimes posthumes eut un grand retentissement dans la communauté juive ; pourtant, sa réaction théologique était moins l'expression d' une conviction religieuse qu'une peur des conséquences.

Avec la guerre des Six jours, ce débat théologique somme toute assez ésotérique se retrouva au coeur de la conscience juive. C'est à ce moment-là qu'Elie Wiesel apparut comme incarnant la réponse juive à la Shoah. Ses premiers écrits dont La Nuit, un récit autobiographique, sont de nature théologique. De même que la théologie traditionnelle juive avait recours aux midrashs (légendes) pour parler de Dieu, Wiesel utilise la narration romanesque pour renouer, après la Shoah, les liens qui unissent l'humain et le divin. Dans ses dix ou douze premiers livres, il se livre à une exploration d'images cautérisantes pour parler de Dieu et d'Israël. Dans ses oeuvres postérieures, Wiesel atténue sa critique de Dieu, plutôt que d'évoquer Dieu directement. Il propose ainsi une théologie de protestation et de défi, à l'instar d'un Job contemporain. Dans Facing the Abused God , David R. Blumenthal reprend les premiers écrits de Wiesel et les transforme en une théologie cohérente, avec ses prières et ses commentaires, qui s'adressent au Dieu de la Shoah et au Dieu qui autorise de tels actes. Intrépide et percutante, l'oeuvre de Wiesel ne se dérobe pas, ne se contente pas d'un réconfort facile.

Irving Greenberg considère qu'avec la Shoah et la naissance de l'État d'Israël, la troisième grande ère de l'histoire juive a commencé. La nature même de la relation entre le divin et l'humain est en train de se modifier sous nos yeux. le contenu de l'alliance n'est sans doute plus le même, l'interaction de Dieu et du peuple juif s'est modifiée ; pourtant, la continuité se situe au niveau de l'alliance elle-même, qui unit Dieu et Israël, et qui permet à l'histoire d'avancer vers la rédemption. L'autorité divine de l'alliance fut rompue avec la Shoah, mais le peuple juif, affranchi de ses obligations envers Dieu, a volontairement choisi de renouer avec lui. «Nous sommes entrés dans l'ère du renouvellement de l'alliance. Dieu n'est plus dans une position qui lui permette de nous commander, mais le peuple juif est si passionnément attaché au rêve de la rédemption qu'il se porte volontaire pour remplir sa mission.»

Le philosophe théologien Eliezer Schweid voit l' État d'Israël non pas comme une consolation, mais comme une manifestation de la présence divine dans le sillage de la Shoah, qui requiert une perception nouvelle et plus dynamique du rôle du peuple juif dans sa relation à Dieu. Il postule de nouveau la critique sioniste de l'exil. Après la Shoah, l'exil est inconcevable. Le Juif doit rentrer chez lui.

Dans ses écrits postérieurs, Emil Fackenheim définit la Shoah comme une rupture dans la civilisation, une rupture philosophique, spirituelle, politique, qui fut presque totale ; pourtant, parce qu'au coeur même de la Shoah il y eut des moments de consolation, cette rupture ne fut pas totale. Et après la rupture, la tâche prioritaire est de réparer. Le grand maître hassidique, le rabbin Nachman de Bratislava, disait jadis que « rien n'est aussi entier qu'un coeur brisé ». La partie la plus robuste d'un vêtement est celle qui a été rapiécée.

En ce qui concerne le christianisme et ses réactions à la Shoah, l'aspect le plus important a été la reconnaissance de la place de l'antisémitisme dans la Shoah, et la responsabilité du christianisme dans cet antisémitisme. Les déclarations de Vatican II sur les Juifs, constituent un exemple paradigmatique de ce sentiment de rupture et de réparation évoqué plus haut. Le rôle du Vatican lors de chacune des phases de la Shoah, depuis l'ascension d'Adolf Hitler jusqu'à la fuite des criminels nazis après la guerre, est un sujet de controverse parmi les spécialistes de la Shoah, dont le travail n'a pas été facilité par la difficulté d'accéder librement aux archives du Vatican.

Au niveau théologique, pourtant, le Vatican a progressé de façon significative, reconnaissant la participation des catholiques à la Shoah et le rôle de l'Église, qui autorisa que s'installât un climat qui permit la Shoah. Les déclarations de Vatican II sur les Juifs, Nostra Atatae, rédigées à l'initiative de Jean XXIII, exonérait les Juifs de la crucifixion du Christ et respectait la vie et la foi religieuses auxquels ils avaient continué d'adhérer après l'instauration du christianisme. Les changements qui s'ensuivirent dans la liturgie du vendredi saint signifiaient que l'Église n'approuvait plus les sentiments antijuifs. Avec le pape Jean-Paul II, le Vatican reconnut l'État d'Israël, tandis que les efforts personnels entrepris par le pape pour combattre l'antisémitisme ont largement contribué à une amélioration des relations entre les catholiques et les Juifs. Certes, cela ne suffit sans doute pas aux yeux de certains membres de la communauté juive, ni de certains spécialistes catholiques de la Shoah et de l'antisémitisme ; toutefois, en reconnaissant officiellement en 1998 la responsabilité du Vatican dans le rôle que jouèrent certains catholiques au cours de la Shoah, l'Église prend résolument position contre l'antisémitisme et en faveur d'une commémoration de la Shoah. C'est ainsi qu'à l'aube du troisième millénaire, on voit comment les relations entre les Juifs et les catholiques se sont améliorées de façon inédite et comment, en dépit de désaccords et de frictions occasionnels, une ère de compréhension mutuelle est entrain de s'ouvrir.

En 1994, l'Église luthérienne américaine renonça aux enseignements de Martin Luther sur les Juifs. Les écrits de certains théologiens protestants, comme Paul Van Buren, A.Roy et Alice Eckard, de Franklin Littell et de John Roth, ainsi que ceux de théologiens catholiques comme John Pawlikowski, Rosemary Ruether, Eugene Fisher et Gregory Baum, ont fait beaucoup pour modifier les enseignements chrétiens sur les Juifs, en mettant un terme à un enseignement du mépris et en désamorçant sans y mettre fin totalement, la théologie qui veut que le christianisme se soit substitué au judaïsme, et qu'il n'y a donc plus de place dans l'histoire pour les Juifs. En outre, on assiste à un retour du christianisme sur ses racines juives, une volonté de mieux connaître Jésus le Juif, un souci de considérer avec respect et sympathie la religion mère et la façon dont elle a façonné la religion fille.

Le souci prédominant qui a marqué les théologies juive et chrétienne aux États-Unis est celui de permettre la réparation, pour reprendre la terminologie d'Emil Fackenheim. Il faut savoir reconnaître la rupture ; et devant cette immense déchirure, le devoir de l'être humain n'est pas de désespérer, mais de réparer, de guérir, de reconstruire.

Michael Berenbaum. Source : Le livre noir de l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides. Éditions Privat. 2001.

Dieu et la Shoah

La Shoah a poussé un bon nombre de Juifs à s'interroger sur le silence de Dieu. En effet, pour beaucoup de Juifs, à l’heure de l’épreuve, le silence de Dieu est un scandale. Cette question est majeure à l’intérieur même du judaïsme et pour tout juif croyant, la foi juive se fondant précisément dans la présence de Dieu dans l'Histoire.

L'une des réponses est celle du psychiatre juif Henri Baruk: la Shoah peut se concevoir comme une théophanie, c'est à dire une manifestation divine, mais négative. Elle serait l'application des menaces de Dieu à Moïse en cas de rupture de l' Alliance. Selon Baruk, Marx et Freud, ces deux dissidents du judaïsme que la Bible désigne sous le nom de «faux prophètes» sont les grands responsables de cette rupture de l'Alliance qui entraîne une menace contre l'existence même du peuple juif. La Shoah est donc interprétée comme une punition. D'autres «prophétisaient» cette «punition» lors de la réforme du judaïsme entreprise par Abraham Geiger. Cette notion de punition est également adoptée par Zalman M. Schachter, bien qu'elle s'adresse à tous les Juifs, qui n'ont pas condamné l'Allemagne.

Des Juifs laïcs de la jeune génération répondent à cela que «s’il y avait un Dieu, il aurait sauvé au moins les observants, les fidèles, les priants». Pour eux, ainsi que leurs aînés, la Shoah est simplement une preuve de plus infirmant l’existence de Dieu. Dans une ligne proche, bien que dans une optique plus religieuse, André Neher parle à propos de la Shoah d'un «échec de Dieu.»

Cependant, ces deux types de réponses sont irrecevables pour Emil Fackenheim, rabbin progressiste, héritier de la pensée de Franz Rosenzweig et de Martin Buber, et tributaire des interrogations d'Elie Wiesel. Pour ce dernier, né dans une famille juive orthodoxe, élevé dans le monde des Hassidim , et bercé dans la Kabbale, le «Dieu de son enfance,» Celui qui sauve toujours Ses enfants in extremis, est mort. Cependant, ce n'est pas le cas de Dieu Lui-même: la colère de Wiesel s'élève à l'intérieur de la foi, et «les questions que je m'étais autrefois posées à propos du silence de Dieu, elles demeurent ouvertes [...] je maintiens que la mort de six millions d'êtres humains pose une question à laquelle aucune réponse ne sera jamais apportée.» Fackenheim affirme quant à lui que seule la tradition juive peut, et doit, répondre à la question: malgré le mal, Dieu est-il présent dans l’histoire? Pour lui, les Juifs sont «Témoins pour Dieu et pour l'homme, même si nous (les Juifs) sommes abandonnés par Dieu et par l'homme».

Ces réflexions sont le fruit d'une longue maturation. En 1938, Emil Fackenheim, emprisonné avec d’autres Juifs, se fait interpeller par l’un d’eux: «Vous avez étudié la théologie juive, n’est-ce pas Fackenheim? Vous en savez donc bien plus que nous tous ici. Alors je vous demande ce que le judaïsme pourrait nous dire aujourd’hui». Fackenheim se promit alors de pouvoir répondre un jour à cette question. Après Auschwitz, il pense que pour ne pas donner à Hitler la victoire à titre posthume, il est interdit au Juif de désespérer de l’homme et de son monde et de s’évader dans le cynisme ou dans le détachement.

Si l'on peut parler, avec Martin Buber, d’éclipse de Dieu, il n’y a pas lieu de s’attarder sur la mort de Dieu, car cette image de Dieu est bien éloignée de la représentation que s'en fait le judaïsme .

Le philosophe allemand Hans Jonas propose une réponse fort différente dans Le Concept de Dieu après Auschwitz Pour lui, une certitude émerge du désastre: si l'existence de Dieu ne doit pas être remise en question après Auschwitz, le concept de la toute-puissance divine doit en revanche être abandonné. Les hommes doivent accepter un Dieu faible en devenir et en souffrance, un Dieu qui «s'est dépouillé de sa divinité», seule hypothèse alternative acceptable à celle d'un Dieu tout-puissant, qui a donc voulu ou permis l'extermination des Juifs.

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Le Concept de Dieu après Auschwitz. Hans Jonas. Suivi d'un essai de Catherine Chalier. Rivages poche/Petite Bibliothèque.

LE CONCEPT DE DIEU APRÈS AUSCHWITZ

Dissiper le malentendu qu'est susceptible de susciter l'idée selon laquelle les victimes de la Shoah ne seraient peut-être pas tout à fait mortes « pour rien », tenter de formuler l'espoir presque indicible d'une répercussion de leur martyre dans l'ordre de la transcendance : tel est l'objet de l'opuscule sur Le concept de Dieu après Auschwitz. L'espace spéculatif dans lequel il se déploie est volontairement restreint : il n'est plus exactement celui qui dessinait les horizons d'une immortalité pensée comme rassemblement d'une mémoire patiente de l'Éternel dans les oeuvres du temps ; il tend à devenir celui d'une interrogation concernant la possibilité même de maintenir un concept de Dieu au regard des conditions de l'expérience contemporaine. Il se construit entre une question et une certitude. En premier lieu, il s'agit de reprendre l'ancienne interrogation de Job : en demandant ce qu'Auschwitz ajoute à ce que l'on savait depuis toujours au sujet des méfaits dont l'homme est capable envers l'homme, puis ce que cet événement apporte d'inédit à la mémoire collective des Juifs au sujet d'une histoire millénaire de souffrances. Quant à la certitude qu'avance désormais Jonas, elle vise sans doute à dissiper tout malentendu, en affirmant le caractère a priori impraticable de la perspective par laquelle la théologie répondait à Job : une théodicée exacerbée dans le judaïsme par l'énigme de l'élection ; une explication du mal qui prétend assigner une signification aux violences subies et à la mort injustifiée.

Dans l'aventure du peuple de l'Alliance, nombreuses furent les occasions où des innocents et des justes enduraient le martyre avec le Chema Israël aux lèvres, tandis que l'on voyait au travers du sacrifice des « saints » une manière d'activer la lumière de la Promesse par la sanctification du Nom (Kidduch - haChem). Devant ces souvenirs, il importe de préciser que l'événement d'Auschwitz n'a rien connu de tel, lui qui vit les enfants eux-mêmes dévorés : « Ici ne trouvèrent place ni la fidélité ni l'infidélité ni la foi ni l'incroyance ni la faute ni son châtiment ni l'épreuve ni le témoignage ni l'espoir de la Rédemption, pas même la force ou la faiblesse, l'héroïsme ou la lâcheté, le défi ou la soumission. » (1)

Que faire de l'image de victimes qui ne furent donc assassinées ni pour l'amour de leur foi ni à cause d'elle, tandis que ne leur fut laissée aucune lueur de noblesse humaine à l'instant où une déshumanisation systématique précédait leur agonie ? Face à une telle question, Hans Jonas s'autorise ce qu'un décret du positivisme logique contemporain condamne : un « morceau de théologie franchement spéculative » ; une réflexion qui revendique le droit de « laisser la violence d'une expérience unique et monstrueuse intervenir dans les interrogation sur ce qu'il en est de Dieu ». (2)

Une dernière fois, c'est au nom de Kant que Jonas revendique la valeur d'une telle investigation. Tandis que Kant accordait à la raison pratique ce qu'il refusait à la raison théorique, Jonas veut arracher le concept de Dieu au mépris des philosophes, pour lui redonner le statut d'un objet éminent de la pensée. Dans cette perspective, ce n'est pas la recherche d'une « preuve de Dieu » qui importe, mais un travail sur son concept qui vise à estimer la solidarité de ce dernier avec l'ensemble des concepts. Ce cadre hérité du criticisme permet de mieux construire un problème plus redoutable qu'il ne l'était à l'époque de Kant. Comment penser un Dieu impuissant face à Auschwitz ? Parce qu'elle recourt volontiers à l'image d'un « Seigneur de l'Histoire », la théologie juive n'est-elle pas plus démunie face à une telle situation qu'une théologie chrétienne familière de la vision d'un monde suspecté d'impureté depuis le péché originel ? Autrement dit et dans les termes d'une question qui les résumerait toutes : « Quel Dieu a pu laisser faire cela ? »

La conférence sur l'immortalité portait en germe la réponse à cette question, qui concerne à la fois ce qu'Auschwitz apporte d'inédit au sein de l'expérience juive et la possibilité de penser à neuf le concept de Dieu : il faut donner congé au « Seigneur de l'Histoire ». Au travers de ses conjectures, se dessinait déjà l'image d'un Dieu qui reste éternellement « en devenir » ; un Dieu « soucieux » et profondément affecté par ce que l'homme fait d'un monde où il est directement en péril ; un Dieu qui encourt à chaque instant un risque propre. Retravaillée sur le terrain théologique, cette perspective doit éclairer les deux faces de l'énigme d'Auschwitz : le silence de Dieu durant ces années de furie ; mais aussi les miracles qui vinrent d'êtres simplement humains, de justes inconnus parmi les nations, ceux qui acceptèrent leur propre sacrifice pour sauver Israël ou adoucir le sort qui lui était fait.

Voici la thèse de Hans Jonas : si Dieu n'est pas intervenu dans cette tourmentes, ce n'est pas faute de vouloir, mais de le pouvoir ; s'il est demeuré silencieux, c'est qu'il ne lui appartenait plus de se manifester. Préparée par la réflexion sur l'immortalité des actions humaines, cette thèse peut désormais déposer son objet sous sa forme la plus précise : « L'idée d'un Dieu qui pour un temps - le temps que dure le processus continué du monde - s'est dépouillé de tout pouvoir d'immixtion dans le cours physique des choses de ce monde ; un Dieu qui donc répond au choc des événements mondains contre son être propre, non pas d'une main ferme et d'un bras tendu - comme nous le récitons tous les ans, nous les Juifs, pour commémorer la sortie d'Égypte - mais en poursuivant son but inaccompli avec un mutisme pénétrant. » (3)

Source : extrait de l'ouvrage de Pierre Bouretz Témoins du futur . Philosophie et messianisme. p 838-839. Essais. Gallimard. 2003.

(1) : Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voie juive, trad. P. Ivernel, suivi d'un essai de Catherine Chalier, Paris, Payot et Rivages, 1994, p, 11.

(2) Ibid., p. 8 et 10.

(3) Ibid., p. 34-35.

LES ÉLUS ET LES DAMNÉS

Source : Primo Levi. Extrait de l' ouvrage Si c'est un homme. Ed. Presses Pocket. 1988.

Ainsi s'écoule la vie ambiguë du Lager, telle que j'ai eu et aurai l'occasion de l'évoquer. C'est dans ces dures conditions, face contre terre, que bien des hommes de notre temps ont vécu, mais chacun d'une vie relativement courte ; aussi pourrait-on se demander si l'on doit prendre en considération un épisode aussi exceptionnel de la condition humaine, et s'il est bon d'en conserver le souvenir.

Eh bien, nous avons l'intime conviction que la réponse est oui. Nous sommes persuadés en effet qu'aucune expérience humaine n'est dénuée de sens ni indigne d'analyse, et bien au contraire l'univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale.

Enfermez des milliers d'individus entre des barbelés, sans distinction d'âge, de condition sociale, d'origine, de langue, de culture et de moeurs, et soumettez-le à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins : vous aurez là ce qu'il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d'expérimentation, pour déterminer ce qu'il y a d'inné et ce qu'il y a d'acquis dans le comportement de l'homme confronté à la lutte pour la vie.

Non que nous nous rendions à la conclusion un peu simpliste selon laquelle l'homme serait foncièrement brutal, égoïste et obtus dès lors que son comportement est affranchi des superstructures du monde civilisé, en vertu de quoi le Häftling ne serait que l'homme sans inhibitions. Nous pensons plutôt qu'on ne peut rien conclure à ce sujet, sinon que sous la pression harcelante des besoins et des souffrances physiques, bien des habitudes et bien des instincts sociaux disparaissent.

Un fait, en revanche, nous paraît digne d'attention : il existe chez les hommes deux catégories particulièrement bien distinctes, que j'appellerai métaphoriquement les élus et les damnés. Les autres couples de contraires (comme par exemple les bons et les méchants, les sages et les fous, les courageux et les lâches, les chanceux et les malchanceux) sont beaucoup moins nets, plus artificiels semble-t-il, et surtout ils se prêtent à toute une série de gradations intermédiaires plus complexes et plus nombreuses.

Cette distinction est beaucoup moins évidente dans la vie courante, où il est rare qu'un homme se perde, car en général l'homme n'est pas seul et son destin, avec ses hauts et ses bas, reste lié à celui des êtres qui l'entourent. Aussi, est-il exceptionnel qu'un individu grandisse indéfiniment en puissance ou qu'il s'enfonce inexorablement de défaite en défaite, jusqu'à la ruine totale. D'autre part, chacun possède habituellement de telles ressources spirituelles, physiques, et même pécuniaires, que les probabilités d'un naufrage, d'une incapacité de faire face à la vie, s'en trouvent encore diminuées. Il s'y ajoute aussi l'action modératrice exercée par la loi, et par le sens moral qui opère comme une loi intérieure ; on s'accorde en effet à reconnaître qu'un pays est d'autant plus évolué que les lois qui empêchent le misérable d'être trop misérable et le puissant trop puissant y sont plus sages et plus efficaces.

Mais au Lager il en va tout autrement : ici, la lutte pour la vie est implacable car chacun est désespérément et férocement seul. Si un quelconque Null Achtzehn vacille, il ne trouvera personne pour lui tendre la main, mais bien quelqu'un qui lui donnera le coup de grâce, parce que ici personne n'a intérêt à ce qu'un «musulman»(1) de plus se traîne chaque jour au travail ; et si quelqu'un, par un miracle de patience et d'astuce, trouve une nouvelle combine pour échapper aux travaux les plus durs, un nouveau système qui lui rapporte quelques grammes de pain supplémentaires, il gardera jalousement son secret, ce qui lui vaudra la considération et le respect général, et lui rapportera un avantage strictement personnel ; il deviendra plus puissant, on le craindra, et celui qui se fait craindre est du même coup un candidat à la survie.

On a parfois l'impression qu'il émane de l'histoire et de la vie une loi féroce que l'on pourrait énoncer ainsi : « Il sera donné à celui qui possède, il sera pris à celui qui n'a rien.» Au Lager, où l'homme est seul et où la lutte pour la vie se réduit à son mécanisme primordial, la loi inique est ouvertement en vigueur et unanimement reconnue. Avec ceux qui ont su s'adapter, avec les individus forts et rusés, les chefs eux-mêmes entretiennent volontiers des rapports, parfois presque amicaux, dans l'espoir qu'ils pourront peut-être plus tard en tirer parti. Mais les «musulmans», les hommes en voie de désintégration, ceux-là ne valent même pas la peine qu'on leur adresse la parole, puisqu'on sait d'avance qu'ils commenceraient à se plaindre et à parler de ce qu'ils mangeaient quand ils étaient chez eux. Inutile, à plus forte raison, de s'en faire des amis : ils ne connaissent personne d'important au camp, ils ne mangent rien en dehors de leur ration, ne travaillent pas dans les kommandos intéressants et n'ont aucun moyen secret de s'organiser. Enfin, on sait qu'ils sont là de passage, et que d'ici quelques semaines il ne restera d'eux qu'une poignée de cendres dans un des champs voisins et un numéro matricule coché dans un registre. Bien qu'ils soient ballottés et confondus sans répit dans l'immense foule de leurs semblables, ils souffrent et avancent dans une solitude intérieure absolue, et c'est encore en solitaires qu'ils meurent ou disparaissent sans laisser de trace dans la mémoire de personne.

Le résultat de cet impitoyable processus de sélection apparaît d'ailleurs clairement dans les statistiques relatives aux effectifs des Lager. A Auschwitz, abstraction faite des autres prisonniers qui vivaient dans des conditions différentes, sur l'ensemble des anciens détenus juifs -c'est-à-dire des kleine Nummer, des petits numéros inférieurs à cinquante mille- il ne restait en 1944 que quelques centaines de survivants : aucun de ces survivants n'était un Häftling ordinaire, végétant dans un Kommando ordinaire et se contentant de la ration normale. Il ne restait que les médecins, les tailleurs, les cordonniers, les musiciens, les cuisiniers, les homosexuels encore jeunes et attirants, les amis ou compatriotes de certaines autorités du camp, plus quelques individus particulièrement impitoyables, vigoureux et inhumains, solidement installés (après y avoir été nommés par le commandement SS, qui en matière de choix témoignait d'une connaissance diabolique de l'âme humaine) dans les fonctions de Kapo, Blockältester ou autre. Restaient enfin ceux qui, sans s'occuper de fonctions particulières, avaient toujours réussi grâce à leur astuce et à leur énergie à s'organiser avec succès, se procurant ainsi, outre des avantages matériels et une réputation flatteuse, l'indulgence et l'estime des puissants du camp. Ainsi, celui qui ne sait pas devenir Organisator, Kombinator, Prominent (farouche éloquence des mots !) devient inéluctablement un «musulman». Dans la vie, il existe une troisième voie, c'est même la plus courante ; au camp de concentration, il n'existe pas de troisième voie.

Le plus simple est de succomber : il suffit d'exécuter tous les ordres qu'on reçoit, de ne manger que sa ration et de respecter la discipline au travail et au camp. L'expérience prouve qu'à ce rythme on résiste rarement plus de trois mois. Tous les «musulmans» qui finissent à la chambre à gaz ont la même histoire, ou plutôt ils n'ont pas dhistoire du tout : ils ont suivi la pente jusqu'au bout, naturellement, comme la ruisseau va à la mer. Dès leur arrivée au camp, par incapacité foncière, par malchance, ou à la suite d'un incident banal, ils ont été terrassés avant même d'avoir pu s'adapter. Ils sont pris de vitesse : lorsque enfin ils commencent à apprendre l'allemand et à distinguer quelque chose dans l'infernal enchevêtrement de lois et d'interdits, leur corps est déjà miné, et plus rien désormais ne saurait les sauver de la sélection ou de la mort par faiblesse. Leur vie est courte mais leur nombre infini. Ce sont eux, les Muselmänner, les damnés, le nerf du camp ; eux, la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l'étincelle divine s'est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. on hésite à les appeler des vivants : on hésite à appeler mort une mort qu'ils ne craignent pas parce qu'ils sont trop épuisés pour la comprendre.

Ils peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m'est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage ne reflètent nulle trace de pensée.

Si les damnés n'ont pas d'histoire, et s'il n'est qu'une seule et large voie qui mène à la perte, les chemins du salut sont multiples, épineux et imprévus.

La voie principale, comme nous l'avons laissé entendre, est celle de la Prominenz. On appelle Prominenten les fonctionnaires du camp : depuis le Häftling-chef (Lagerältester), les Kapos, cuisiniers, infirmiers et gardes de nuit, jusqu'aux balayeurs de baraques, aux Scheissminister et Bademeister (préposés aux latrines et aux douches). Ceux qui nous intéressent plus spécialement ici sont les prominents juifs, car, alors que les autres étaient automatiquement investis de ces fonctions dès leur entrée au camp en vertu de leur suprématie naturelle, les juifs, eux, devaient intriguer et lutter durement pour les obtenir.

Les prominents juifs constituent un phénomène aussi triste que révélateur. Les souffrances présentes, passées et ataviques s'unissent en eux à la tradition et au culte de la xénophobie pour en faire des monstres asociaux et dénués de toute sensibilité.

Ils sont le produit par excellence de la structure du Lager allemand ; qu'on offre à quelques individus réduits en esclavage une position privilégiée, certains avantages et de bonnes chances de survie, en exigeant d'eux en contrepartie qu'ils trahissent la solidarité naturelle qui les lie à leurs camarades : ils se trouvera toujours quelqu'un pour accepter. Cet individu échappera à la loi commune et deviendra intouchable ; il sera donc d'autant plus haïssable et haï que son pouvoir gagnera en importance. Qu'on lui confie le commandement d'une poignée de malheureux, avec droit de vie et de mort sur eux, et aussitôt il se montrera cruel et tyrannique, parce qu'il comprendra que s'il ne l'était pas assez, on n'aurait pas de mal à trouver quelqu'un pour le remplacer. Il arrivera en outre que, ne pouvant assouvir contre les oppresseurs la haine qu'il a accumulée, il s'en libérera de façon irrationnelle sur les opprimés, et ne s'estimera satisfait que lorsqu'il aura fait payer à ses subordonnés l'affront infligé par ses supérieurs.

Nous nous rendons bien compte que tout cela est fort éloigné de la représentation qu'on fait généralement des opprimés, unis sinon dans la résistance, du moins dans le malheur. Nous n'excluons pas que cela puisse arriver, à condition toutefois que l'oppression ne dépasse pas certaines limites, ou peut-être quand l'oppresseur, par inexpérience ou magnanimité, tolère ou favorise un tel comportement. Mais nous constatons que de nos jours, dans tous les pays victimes d'une occupation étrangère, il s'est aussitôt créé à l'intérieur des populations dominées une situation analogue de haine et de rivalité ; phénomène qui, comme bien d'autres faits humains, nous est apparu au Lager dans toute sa cruelle évidence.

Le cas des prominents non juifs appelle moins de commentaires, bien qu'ils aient été de loin les plus nombreux (aucun Häftling aryen qui n'ai bénéficié d'une charge, si modeste fût-elle). Qu'ils aient été stupides et brutaux, il n'y a pas là de quoi s'étonner quand on sait que la plupart d'entre eux étaient des criminels de droit commun, prélevés dans les prisons allemandes pour assumer des fonctions d'encadrement dans le camp de juifs ; et nous voulons croire qu'ils furent triés sur le volet, car nous refusons de penser que les tristes individus que nous avons vu à l'oeuvre puissent constituer un échantillon représentatif, non pas des Allemands en général, mais même des détenus allemands en particulier. On reste plus perplexe devant la manière dont les prominents politiques d'Auschwitz, qu'ils fussent allemands, polonais ou russes, ont pu rivaliser de brutalité avec les criminels de Droit commun. Il est vrai qu'en Allemagne, le terme de crime politique était indifféremment appliqué aux trafic clandestin, aux rapports illicites avec les femmes juives ou aux vols commis aux dépens de fonctionnaires du parti. Les «vrais» politiques vivaient et mouraient dans d'autres camps, aux noms restés tristement célèbres, dans des conditions que l'on sait avoir été très dures mais à bien des égards différents des nôtres.

En dehors des fonctionnaires proprement dits, il existe cependant une vaste catégorie de prisonniers qui, n'ayant pas été initialement favorisés par le destin, luttent pour survivre avec leurs seuls forces. Il faut remonter le courant ; livrer bataille tous les jours et à toute heure contre la fatigue, la faim, le froid, et l'apathie qui en découle ; résister aux ennemis, être sans pitié pour les rivaux ; aiguiser son intelligence, affermir sa patience, tendre sa volonté. Ou même abandonner toute dignité, étouffer toute lueur de conscience, se jeter dans la mêlée comme une brute contre d'autres brutes, s'abandonner aux forces souterraines insoupçonnées qui soutiennent les générations et les individus dans l'adversité. Les moyens que nous avons su imaginer et mettre en oeuvre pour survivre sont aussi nombreux qu'il y a de caractères humains. Tous impliquaient une lutte exténuante de chacun contre tous, et beaucoup une quantité non négligeable d'aberrations et de compromis. Survivre sans avoir renoncé à rien de son propre monde moral, à moins d'interventions puissantes et directes de la chance, n'a été donné qu'à un tout petit nombre d'êtres supérieurs, de l'étoffe des saints et des martyrs.

(1) «Musulmans» : c'est ainsi que les anciens du camp surnommaient, j'ignore pourquoi, les faibles, les inadaptés, ceux qui étaient voués à la sélection. (N.d.A)

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