DE VENISE AU TROISIÈME REICH

Nous sommes à Venise au XVIe siècle. C'est un décret du 29 mars 1516, qui impose la contrainte pour les Juifs, de vivre regroupé dans un espace spécifique, clôt chaque soir par de lourdes portes. Naissance du premier ghetto, qui sans doute tire son nom du mot vénitien getto qui désignait la fonderie pour les bombardes de la Sérénissime et sur les restes de laquelle résidait la communauté juive. Décret qui stipulait Les Juifs habiteront tous regroupés dans l'ensemble des maisons situé au Ghetto, près de San Girolamo; et, afin qu'il ne circulent pas toute la nuit, nous décrétons que du côté du vieux Ghetto où se trouve un petit pont, et pareillement de l'autre côté du pont seront mises en place deux portes, lesquelles seront ouvertes à l'aube et fermées à minuit par quatre gardiens engagés à cet effet et appointés par les Juifs eux-mêmes au prix que notre collège estimera convenable.

Dès cette période le ghetto va désigner un quartier réservé ou imposé aux Juifs où ils pourront vivre selon leurs lois et coutumes particulières au milieu de peuples étrangers. Par la suite le pape Paul IV instaure des ghettos à Rome et dans les États pontificaux (1555), puis suivront d'autres villes italiennes à l'exception de Livourne et Pise. Ces instaurations ne se limiteront pas à la seule Italie et de nombreux pays européens appliqueront les mesures de regroupement des Juifs dans certains quartiers des grandes villes, accompagnées de contraintes et de limitations variables selon les régimes politiques et religieux. Ainsi la Révolution française a contribué puissamment à la transformation des ghettos européens.

Dans les années 1930-1940 avec la montée du nazisme, le système de ghetto va s'avérer une étape terriblement efficace dans la mise en application de la Solution finale de la question juive. Ainsi dès l' invasion de la Pologne, et dans les deux années qui vont suivre, les Allemands vont clôturer des quartiers (désormais Ghettos) dans les villes de Varsovie, Lodz, Cracovie, Minsk, Vilno, Lublin... Plus de 400 ghettos seront crées. Véritables prisons, antichambres de la mort, cernées de murs et de barbelés où des dizaines de milliers de Juifs vont (sur) vivre dans des conditions effroyables, à la merci des irruptions violentes et destructrices des troupes allemandes.

Surpopulation, insalubrité, privations multiples, souffrances causées par la faim, épidémies meurtrières, tout contribuera à rendre la vie insupportable pour ces populations affaiblies qui, dès 1942 avec la mise en oeuvre de la Solution finale, se verront déportées vers les camps d'extermination, d'où une quantité infime réchappera. (Portail : les principaux camps de concentration et d'extermination).

HISTOIRE CHRONOLOGIQUE DES GHETTOS SOUS LE TROISIÈME REICH

1er septembre 1939. Sur ordre d'Hitler, l 'armée allemande franchit la frontière polonaise. Première phase qui va conduire dès 1941 à l'extermination de masse du peuple Juif. Du fait de l'invasion, plus de 3 millions de Juifs vont se retrouver pris au piège, futures victimes du vaste plan de destruction de la Solution finale.

Bedzin: ruine de la synagogue détruite par les nazis

9 Septembre 1939. A Bedzin,les Einsatzkommandos (Unité SS) groupent les Juifs dans la synagogue qu'ils incendient. Ils mettront également le feu à cinquante maison avoisinantes.

Octobre 1939 : Hans Frank, est nommé par Hitler gouverneur général des Provinces polonaises occupées (Gouvernement général). Hans Frank poursuit trois objectifs majeurs: l'extermination des Juifs, l'élimination des élites polonaises et le pillage économique du pays au profit de l'industrie allemande.

Novembre 1939 : Les nazis donnèrent l'ordre aux Juifs des ghettos de porter des écussons ou des brassards permettant de les identifier et leur imposèrent le travail forcé au profit du Reich allemand. La vie quotidienne dans les ghettos était gérée par des Conseils juifs (Judenräte) et une police juive, nommés par les nazis. Celle-ci était chargée du maintien de l'ordre et participa aux déportations vers les camps d'extermination.

GHETTO DE LUBLIN

Lublin : un des premiers ghettos

Le 9 novembre 1939 le SS - Brigadeführer Odilo Globocnik est nommé SS - und Polizeiführer de la zone de Lublin. Ce même jour le premier reclassement des juifs a lieu dans la ville : Au petit jour les SS cernent le centre de ville et expulsent les Juifs de leurs appartements. La plupart d'entre eux perdent leur appartement en quelques minutes. Tous les Juifs sont « recasés » dans la ville juive et la vieille ville.

Mars et avril 1942 le gouvernement civil allemand créa deux ghettos à Lublin. Dans le premier, créé en mars 1941, vivaient environ 30 000 Juifs. En mars et avril 1942, les SS et la police déportèrent la plupart de ses habitants vers le camp d’extermination de Belzec. Les survivants, 5 000 personnes environ, furent confinés dans un nouveau ghetto situé à Majdan Tatarski, près du camp de Maïdanek. Les SS les déportèrent à Maïdanek en novembre 1942 et liquidèrent le ghetto de Majdan - Tatarski.

Fours crématoires à Maïdanek

Les opérations d’extermination au gaz commencèrent à Maïdanek en octobre 1942 et se poursuivirent jusqu’à la fin de l’année 1943. Trois chambres à gaz situées dans un même bâtiment, servaient à gazer les prisonniers au moyen de monoxyde de carbone ou de Zyklon B.

GHETTO DE LODZ

Carte postale allemande montrant l’entrée du ghetto de Lodz. La pancarte dit “Zone de résidence juive - entrée interdite.” Lodz, Pologne, 1940-1941.

Les polices allemande et juive gardent une des entrées du ghetto de Łódź

De février à Mai 1940, création d'un des premiers ghettos (avec Lublin) en Pologne dans la partie nord-est de Lodz. Plus de 150 000 Juifs, soit plus d’un tiers de la population de la ville, y furent confinés dans un espace réduit.

Chaim Rumkowski

Fin décembre 1941, pour organiser la population locale et maintenir l'ordre, comme dans d'autres ghettos, les Allemands établissent un conseil juif, ou Judenrat. Le Judenälteste, ou chef du Judenrat, Chaim Rumkowski, appelé par dérision le «roi Chaim» ou le dictateur du ghetto est aujourd'hui encore une des figures les plus controversées de l'histoire de la Shoah. Il n'hésite pas, pour assurer la survie de la communauté à sacrifier des improductifs, des malades, des enfants aux quotas de déportations nazis, se muant ainsi en un élément actif du système d’exploitation et d'extermination nazis. Au cours de la liquidation finale du ghetto, il est envoyé directement dans la chambre à gaz dès son arrivée à Auschwitz.

Les Juifs du ghetto de Lodz sont contraints de passer par une voie ferrée étroite à Kolo lors de leur déportation vers le camp d’extermination de Chelmno. Kolo, Pologne, probablement en 1942.

Enfants du ghetto de Lodz sur le point d'être déportés.

Eté 1944, la liquidation progressive du ghetto de Lodz est décidée. Du 23 Juin au 14 Juillet, 7000 Juifs sont déportés à Chelmno où ils sont assassinés. Comme la ligne de front se rapproche, le reste des Juifs, y comprisChaim Rumkowski, est transporté à Auschwitz. À la fin du mois d'août, le ghetto est éliminé. Quelques 900 personnes réussissent à se cacher dans les ruines, où ils survivent jusqu'à l'arrivée de l'Armée Rouge Au total, des 204 000 personnes qui passèrent par le ghetto de Lodz seules 10 000 personnes survivront à la guerre. 95% d'entre eux ont péri de privations, de maladie, ou gazés dans les camps d'Auschwitz-Birkenau ou à Chelmno.

Ghetto de VilnA

Porte d’entrée du ghetto de Vilna , avec un membre du service d’ordre juif (à gauche) et un milicien lituanien (à droite).

Dans ce ghetto mis en place à Vilna (aujourd'hui Vilnius) en Lituanie et qui regroupait quatre-vingt mille habitants, les persécutions à l'encontre de la population juive commencèrent dès le premier jour de l'invasion allemande. Ses occupants, comme dans d'autres ghettos, éprouvèrent toutes les privations, tortures, maladies, et périrent pour la plupart à Poneriai (à une dizaine de km de Vilna) après un passage dans la prison de Lukiskis où beaucoup subirent les pires traitements.

Prison de Lukiskis à Vilna (Aujourd'hui Vilnius)

A la Gestapo de Vilna, il existait un bureau spécial où des professeurs allemands invités à dessein élaboraient sous la direction du Sturmführer Neugebauer des projets de tortures les plus efficaces et d'extermination massive des Juifs. Le professeur Gothart de l'université de Berlin, homme de confiance de Himmler lui-même, rédigea un code, qui exposait, en cinq cents paragraphes, son système d'extermination. Parmi eux, ces quelques extraits édifiants : Il ne suffit pas de fusiller un Juif pour exécuter l'ordre de Himmler. Les Juifs doivent d'abord être torturés. Plus on fait durer les tortures, mieux c'est. Dans ce code il y avait un chapitre spécial. D'après celui-ci, les Juifs de Vilna étaient les plus dangereux du monde. Si même une dizaine de Juifs survivaient à Vilna, cela voulait dire que l'objectif n'avait pas été atteint. Prendre l'ennemi en pitié signifiait trahir l'État.

En plus de l'extermination physique de la population juive, la Gestapo s'était donné pour tâche de détruire sa conscience morale et de déshonorer l'histoire juive pour l'éternité. La Gestapo y attachait autant d'importance qu'à l'extermination physique elle-même.

Massacre à Poneriai en 1943

Des communautés juives d'Europe, celle de Lituanie fut la plus décimée. En Juin 1941, 265 000 Juifs y vivaient, l'occupation allemande fit 95% de victimes (254 000 périrent). Dans le cadre de l'opération Barbarossa (nom de code désignant l'invasion par le IIIe Reich de l'Union des républiques socialistes soviétiques), déclenchée par Hitler, la Wehrmacht entre dans Vilnius le 26 juin 1941, suivie par des unités de l' Einsatzgruppen (section d'assaut) qui massacrent systématiquement les Juifs.

Vilna paiera durement cette avance des troupes allemandes et son ghetto fut définitivement liquidé les 23 et 24 septembre 1943. Les 8000 survivants essentiellement composés de femmes, enfants et vieillards, seront rassemblés et déportés au camp d'extermination de Sobibor et une centaine d'exécutions à Poneriai (Ponary) fabrique de la mort où périrent des dizaines de milliers de Juifs depuis 1941.

GHETTO DE CRACOVIE

Vestige du mur du ghetto de Cracovie

Le 3 mars 1941, le ghetto deCracovieaétécréé quand Otto Watcher, le gouverneur du district de Cracovie aétablique pour des raisonsd'hygièneet desécurité il est nécessairedecréerun quartier juif d'habitation.

Juifs du ghetto de Cracovie déchargeant des meubles, devant être utilisés en tant que petit bois, à côté d’un tas de charbon. Cracovie, Pologne, vers 1941.

La rue Lwowska après la liquidation du ghetto

Au mois de mars 1942 ont commencé les déportations pour les camps. En juin et en octobre 1942 les deux les plus importantes déportations ont eu lieu, plusieurs milliers de personnes ont été déportées dans les camps de la mort. Les nazis, sous la conduite de l'officier SS Amon Göth, liquidèrent le ghetto le 13 mars 1943. Environ 8.000 personnes furent transférées au camp de Plaszow, tandis que 2.000 furent exécutées dans la trentaine de rues du ghetto ou transportées vers le camp d'extermination d'Auschwitz - Birkenau, à une cinquantaine de kilomètres de là.

Bombardement de Varsovie

01/12/1939 : Varsovie capitule le 27 septembre 1939. 350 000 Juifs vont être la proie des autorités allemandes qui vont leur assigner des quartiers réservés.

GHETTO DE VARSOVIE

Mur du ghetto de Varsovie

Le 15 novembre 1940, faisant suite à la création d'un secteur d'isolement sanitaire au centre de Varsovie, les autorités allemandes vont clôturer le quartier d'habitation juif par des murs de trois mètres de haut et des barbelés. C'est le plus grand ghetto de toute la Pologne, désormais sous le joug du pouvoir allemand. Début 1941, le Judenrat (Conseil Juif mis en place par les nazis pour faire régner l'ordre dans la communauté juive et transmettre leurs ordres) recensera 380 000 Juifs auxquels viendront s'ajouter 72 000 Juifs déportés d'autres régions et regroupés à Varsovie dans le grand et le petit ghetto.

Mort d'un enfant juif dans le ghetto de Varsovie

Le 22 juin 1941, l'Allemagne attaque l'URSS et les conditions de survie au sein même des ghettos se dégradent de jour en jour. Les cadavres jonchent les rues, l'entassement d'une population aussi nombreuse (450 000 personnes) dans un espace aussi restreint, amplifie les difficultés et rend la situation intolérable.

Privation, malnutrition, maladies meurtrières, menaces et exactions oppressantes des troupes allemandes, auxquelles s'ajoutent les paroles inquiétantes proférées le 16 décembre 1941 par Hans Franck, le gouverneur général des provinces occupées, insistant sur la nécessité de se débarrasser au plus vite de 250 000 Juifs.

Le 22 juillet 1942, début de la Grande Action dans le ghetto de Varsovieet première vague de déportation avec la participation de la police juive. Les Allemands annoncent le transfert vers l'Est de la population du ghetto. Le Judenrat publie un décret de déportation concernant 380 000 personnes : 6 000 hommes, femmes, enfants, par jour doivent se rassembler sur le lieu de l'embarquement.

Les juifs du ghetto qui ne voulaient pas être déportés ou capturés se suicident à l'arrivée des SS, car ils savaient ce que les Allemands leurs réservaient.

Le 23 juillet 1942, Adam Czerniaho, à la tête du Judenrat du ghetto, où il tenta de limiter les déportations en collaborant avec les nazis, n'assume pas les conséquences de ce décret et se suicide après avoir proclamé Ils exigent de moi que je tue de mes mains les enfants de mon peuple. Il ne me reste qu'à mourir.

Au 12 septembre 1942, 350 000 Juifs ont été déportés aux camps d'extermination de Belzec et de Treblinka, puis le 23 septembre les SS et la SD prennent en main l'administration des affaires juives à Varsovie.

La situation critique de soixante mille survivants dans le ghetto, dont l'issue fatale dans les mois à venir ne laisse aucun doute, conduit en date du 20 octobre, la création d'un Comité de coordination (KK) qui constituera l'organisation juive de combat O.J.C avec Mordekhaï Anielewicz et Marek Edelman puis par la suite un rassemblement des résistants du ghetto (OJC) et l'Union juive militaire (ZZ W).

Le 9 janvier 1943, Himmler (un des responsable de la mise en place de la Solution finale, chef de toutes les polices allemandes, dont la Gestapo et maître absolu de la SS) se rend à Varsovie et donne l'ordre d'exterminer tous les survivants du ghetto. Le 18 Janvier une deuxième vague de déportation est engagée, mais une résistance armée des combattants juifs vont contraindre les SS allemands et autrichiens à interrompre la deuxième action.

Le 19 avril 1943, l'insurrection du ghetto éclate, le 23 tout le périmètre sera bouclé. Après quelques jours de combat qui opposent quelques milliers de combattants juifs à des forces allemandes, polonaises, ukrainiennes, lettones et lituaniennes lourdement armées, le général SS Jürgen Stroop ordonne de mettre le feu à toutes les habitations du ghetto et d'enfumer les égouts afin de bloquer toutes possibilités de mouvement aux courageux résistants. (Portail La révolte juive dans les ghettos et les camps).

Le 24 avril 1943, le ghetto est en feu, le 16 mai 1943 Le ci-devant quartier juif de Varsovie n'existe plus. » écrit le SS Jürgen Stroop. Le ghetto est rasé.

Des membres du Parti fasciste des Croix fléchées arrêtent des Juifs. Budapest, Hongrie, octobre - décembre 1944.

En Hongrie, l'enfermement dans les ghettos ne commença qu'au printemps 1944, après l'invasion et l'occupation du pays par les Allemands. En moins de trois mois, la police hongroise, en coordination avec les Allemands, déporta près de 440 000 Juifs. La plupart d'entre eux fut envoyée à Auschwitz -Birkenau. A Budapest, les Juifs furent confinés dans des maisons identifiées (les maisons dites Etoile de David). En novembre, après un coup d'Etat soutenu par l'Allemagne, le parti hongrois des Croix Fléchées créa un ghetto à Budapest. Environ 63 000 Juifs y furent confinés dans une zone de 160 mètres carrés. Les 25 000 Juifs qui s'étaient vu accorder des passeports de protection (au nom de pays neutres) furent placés dans un ghetto international, dans un autre quartier de la ville. L' Armée rouge libéra Budapest en janvier 1945, mettant ainsi fin à la ghettoïsation des Juifs hongrois survivants.

PONARY : LE DERNIER ACTE DE LA TRAGÉDIE

Lorsque le nombre des victimes à Ponary (proche du ghetto de Vilna) eut dépassé cent mille, Berlin donna l'ordre de brûler les cadavres. En même temps, une instruction spéciale secrète donnait la procédure à suivre.

Les Allemands savaient que le front se rapprochait, ils sentaient qu'on allait les déloger de la ville tôt ou tard et tâchaient d'effacer les traces de leurs exactions.

Pour ce travail terrible, Weiss (1) sélectionna de la main-d'oeuvre parmi les détenus des prisons de Vilna qu'il fit transférer à Ponary.

La nuit, on les faisait descendre dans un souterrain qui mesurait à peu près vingt mètres de large et quatre mètres de haut. Les murs étaient en pierre, les dalles adhéraient les unes aux autres sans laisser aucune fente. A l'intérieur, plusieurs réduits, dont un pour la nourriture, deux cellules étroites avec des châlits le long des murs. A l'extérieur, cette prison souterraine était fermée par de lourdes poutres sur lesquelles on avait jeté des pierres et de la terre. Les Allemands n'avaient laissé que deux espaces ouverts, qui débouchaient sur deux escaliers. L'un était destiné aux détenus, l'autre, plus praticable, aux gradés allemands au cas où ils auraient besoin de descendre.

En tout, il y avait ici quatre-vingts personne, dont soixante-dix Juifs, neuf Russes prisonniers de guerre et un jeune Polonais du village Lesznik, arrêté pour avoir caché une petite fille juive qui s'appelait Léa.

Le bunker fut entouré de barbelés et d'un terrain miné, fermé à son tour par des barbelés. On plaça tout au long de cette clôture des sentinelles armées de mitraillette. Tous ceux qui travaillaient là avaient des fers aux pieds.

Cinquante-six mille huit cents corps furent incinérés et ce n'était que la moitié des victimes de Ponary.

Isaac Doghim (2), un des rares rescapés de cet enfer raconte : La première fosse commune que nous ouvrîmes contenait les victimes des chasseurs. Elle était située à cent cinquante mètres de la route de Grodno. Nous comprîmes qu'on y avait enterré les victimes de cette période-là à cause de la serviette et du savon que tenait chaque fusillé. (A cette époque, on ordonnait aux Juifs arrêtés d'emporter une serviette et un savon, car ils partaient soi-disant travailler.) Tous les fusillés étaient des hommes jeunes portant une étoile jaune avec la lettre J au milieu. La plupart d'entre eux avaient les mains attachées dans le dos et les yeux bandés.

Nous comptâmes dans cette fosse dix mille cadavres dont près de cinq cents prisonniers de guerre ; il y avait également quelques prêtres en soutanes noires. Les cadavres gisaient côte à côte, couverts de sang.

Dans la deuxième fosse se trouvaient les victimes du massacre du 1er septembre 1941, hommes, femmes et enfant. Presque tous avaient leurs clés sur eux comme nous le constatâmes : ces gens pensaient rentrer chez eux. Dans cette fosse, nous dénombrâmes neuf mille cinq cents cadavres.

La troisième fosse commune datait de la liquidation du deuxième ghetto, c'est-à-dire de novembre 1941.

Ici, pour la première fois, il devint clair que les bandits avaient une méthode pour abattre leurs victimes : ils tiraient un coup dans la nuque. Dans cette fosse, nous trouvâmes dix mille quatre cents cadavres. Presque aucun corps d'enfant ne portait de trace de balle. A en juger par les langues qui sortaient de leurs bouche, les enfants avaient été enterrés vivants.

Dans la quatrième fosse, la plus grande, il y avait vingt-quatre mille cadavres. La plupart avaient péri au moment des Scheine jaunes. Dans cette fosse, on avait enterré également des non - Juifs : des prêtres, des religieuses, des Polonais, un Allemand en uniforme et beaucoup de prisonniers soviétiques.

Dans la cinquième fosse, non loin du portail, gisaient trois mille cinq cents femmes et enfants, nus, tués d'une balle dans la nuque.

Dans la sixième fosse, nous comptâmes cinq mille cadavres, tous déshabillés.

Dans une fosse à part, reposaient les prisonniers politiques de la prison Lukiskis. Ils étaient cinquante et un. Parmi eux, je reconnus mon beau-frère Samuel Chatz, arrêté dans le ghetto et accusé de faire de la propagande communiste.

Deux autres fosses contenaient les corps de ceux qui avaient été tués pendant l'action de Kovno, le 5 avril 1943, des femmes et des enfants, tous complètement nus.

On avait enterré dans deux fosses récentes ceux qui étaient morts après la liquidation du ghetto, et ceux que l'on avait découverts dans des caches.

Plusieurs fois, au cours de notre travail à Ponary, on amena des gens qui furent fusillés. Par exemple, un jour on amena quatre cents Juifs de Vaivari, plus tard trente ou quarante polonais et quinze Tsiganes.

Nous devions alors cesser le travail. On nous faisait descendre dans le bunker, où nous attendions la fin de l'exécution. Les cris et les gémissements des suppliciés pénétraient même à travers les murs de pierre de notre souterrain.

En brûlant les cadavres, je découvris ma famille : ma femme, mes trois soeurs et mes deux neveux. Je reconnus ma femme grâce au médaillon que je lui avais offert le jour de notre mariage. Quand son corps étais déjà en train de brûler sur le bûcher, je réussis à retirer ce médaillon de son cou, sans être vu. Les deux petites photographies à l'intérieur du couvercle avaient déjà été détruites par les flammes.

Extrait de l'ouvrage Le livre noir. Sur l'extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l'URSS et dans les camps d'extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945. Témoignage de A.Sutzkever, traduit du yiddish en russe par M. Chambadal et B. Tcherniak. Actes Sud, 1995.

(1) Martin Weiss, chef de l'Ypatinga et le patron de Ponary.

(2) Isaac Doghim s'installa en Israël après la guerre. dans Shoah, le célèbre documentaire de Claude Lanzmann, il témoigne au sujet de Ponary.

GHETTO : ENTRÉE INTERDITE

KRASHNY

Récit de l'agronome Sofia Gloucknina

Avant la guerre, j'habitais à Minsk. Le 24 juin 1941, j'accompagnai mon mari au front. Je quittai la ville avec mon enfant (il avait huit ans) et me dirigeai vers l'est. J'avais décidé de me rendre dans ma ville natale, Krasny, pour retrouver mon père et mes frères. Les Allemands me rattrapèrent à Krasny où ils arrivèrent le 13 juillet.

Le 25 juillet fut placardée une affiche annonçant que les habitants de la ville devaient se rassembler. Lors de cette réunion, les Allemands déclarèrent que tout le monde pouvait s'installer dans la maison des Juifs. [Les Allemands déclarèrent encore que les Juifs devaient se soumettre sans discussion à toutes les instructions des soldats allemands.]

Ils firent le tour des appartements ôtant aux gens leurs habits et leurs chaussures, et leur donnant des coups de bâton et de fouet.

Le 8 août, les SS firent irruption dans la maison où j'habitais. Ils portaient des insignes avec une tête de mort. Ils s'emparèrent de mon frère Boris Sémionovitch Glouchkine, qui avait trente-huit ans. Ils le frappèrent, puis le jetèrent dans la rue, lui firent subir toutes sortes de vexations, lui accrochèrent un écriteau au cou et finirent par le jeter dans la cave. Le lendemain matin, des affiches annonçaient : Tous les habitants de la ville sont conviés à l'exécution publique d'un youpin. On amena mon frère, il portait sur la poitrine un écriteau annonçant son exécution le jour même. On le déshabilla, puis on l'attacha à la queue d'un cheval et on le traîna dans les rues. Il était à demi mort lorsqu'on l'exécuta.

La nuit suivante, à deux heures, on frappa à nouveau à la porte. C'était le commandant de la place, qui exigeait de voir la femme du juif exécuté. Elle pleurait, bouleversée par la mort terrible de son mari, et leurs trois enfants pleuraient aussi. Nous pensions qu'on allait la tuer, mais les Allemands agirent de façon encore plus ignoble : ils la violèrent là, dans la cour.

Le 27 août arriva un détachement spécial. On fit sortir les Juifs et on leur déclara qu'ils devaient immédiatement apporter tous leurs biens et les livrer aux Allemands, et aller s'installer ensuite au ghetto. Les Allemands entourèrent une parcelle de terre de barbelés et accrochèrent un écriteau portant les mots: Ghetto. Entrée interdite. Tous les Juifs, même les enfants, devaient porter sur la poitrine et dans le dos des étoiles à six branches faites d'une étoffe jaune vif. Chacun avait le droit d'humilier et de frapper les gens qui portaient cette étoile.

La nuit, les Allemands effectuaient des contrôles dans le ghetto : ils poussaient tout le monde vers le cimetière, violaient les jeunes filles battaient les gens jusqu'à ce qu'ils perdent connaissance. Ils criaient : Ceux qui pensent que les bolcheviks vont revenir, levez la main !, puis ils riaient à gorge déployée et recommençaient à les battre. Cela se reproduisait toutes les nuits.

C'était en février. Une nuit, les SS avaient débarqué et avaient braqué leurs lampes de poche sur les gens. Leur choix tombé sur une jeune fille de dix-huit ans, Eta Kouznetsova. Il lui fut ordonné d'enlever sa chemise. Elle refusa. On la battit longuement avec une cravache. Sa mère, craignant qu'on ne la tue, murmurait : Fais ce qu'ils disent. Elle se déshabilla, alors, ils la firent monter sur une chaise, l'éclairèrent avec une lampe et lui firent subir toutes sortes de sévices. C'est difficile à raconter.

Ceux qui eurent de la chance s'enfuirent dans la forêt. Mais que pouvaient faire les vieux, les femmes qui avaient des enfants les malades ? J'avais des camarades à Krasny, avec lesquels j'avais projeté de rejoindre les partisans. Nous attendions que le temps se réchauffe. Mais le 8 février 1942, mes camarades m'annoncèrent l'imminence d'une expédition punitive. Nous décidâmes de tenter notre chance. Une demi-heure avant l'encerclement, je sortis de la ville. Où aller ? La police était partout. On nous traquait comme des lapins. Je parvins au camp où étaient détenus des prisonniers de guerre avec lesquels j'étais en contact.

La ville fut encerclée. Les Juifs durent tous se rassembler dans une même cour et ils furent contraints de se déshabiller. Mon père arriva le premier. Il avait soixante-quatorze ans. Il portait dans ses bras son petit-fils de deux ans. La femme de mon frère aîné qui avait été tué en août, Evguénia Glouchkina, avait pris avec elle deux de ses enfants, qui avaient douze et sept ans. Elle avait laissé dans son berceau le dernier, un bébé d'un an, pensant que ces bêtes féroces l'épargneraient peut-être. Mais les Allemands, après avoir fusillé tout le monde, revinrent dans le ghetto pour faire leur choix de chiffons, et ils virent Aleko dans son berceau.

Un Allemand traîna l'enfant dans la rue et lui cogna la tête contre le sol gelé. Le chef du détachement ordonna de couper le corps du bébé en morceaux et de donner aux chiens.

Je rejoignis les partisans. les choses n'étaient pas si simples avec un enfant. Mais dans ces conditions difficiles, je vis se manifester la solidarité, la camaraderie, la sollicitude humaine. Nos étapes étaient longues, les barrages fréquents. J'étais agent de liaison. A deux reprises ; je me heurtai à des détachements punitifs, mais je m'en sortis. Mon enfant était prêt à tout. Je lui disais : Si on m'attrape, qu'on me bat ou me pique avec des épingles, si je pleure ou si je crie tais-toi. Ce petit garçon de huit ans ne se plaignait jamais. C'était un vrai pupille des partisans.

Nous avons combattu pendant deux ans et le jour est venu où j'ai vu l'Armée rouge.

Le 9 novembre 1943.

Extrait de l'ouvrage Le livre noir. Sur l'extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l'URSS et dans les camps d'extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945. Témoignage de A.Sutzkever, traduit du yiddish en russe par M. Chambadal et B. Tcherniak.

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