ART ET SHOAH

L' ART ET LA SHOAH

Selon les rescapés de la Solution finale, aucun art, quel qu'il soit, ne saurait conceptualiser la Shoah. R.B.Kitaj, qui construit ses tableaux autour d'une imagerie dense puisée dans la Shoah, partage cet avis, et postule que l'artiste qui se mesure à ce thème se doit d'avoir un rôle à la fois perturbateur et allusif : Ce qui est certain, c'est qu'on ne peut qu'aborder l'ombre (de ce drame) ...

L' art des camps et de la clandestinité

Dans les camps comme dans la clandestinité, aussi bien des artistes que des enfants sans aucune formation artistique ont créé un ensemble de réactions visuelles qui constituent un mémorial imagé de leur vécu concentrationnaire, des tragédies quotidiennes que la photographie n'a pas fixées sur la pellicule.

Organ Grinder 1943. Félix Nussbaum

Une histoire détaillée de la Shoah peut se reconstituer à partir de l'art issu des camps. Bedrich fritta, Otto Ungar et Freid Brandeis-Dicker ont dépeint l'univers de Terezin, d'une irréalité presque cinématographique. Les dessins de Leo Haas retracent un combat quotidien pour la vie à Nisko, tandis que Roman Kramztyk, Halida Olomucki et Maurcy Bromberg ont fixé sur papier l'existence fragile des habitants du ghetto de Varsovie. [Sur ces artistes et d'autres encore, voir Blatter, Janet et milton, Sybil (1981), Art of the Museum, New-York, Routledge ; et Constanza, Mary (1982), The Living Museum, New-York, Free Press.] Félix Nussbaum, qui fut déporté par le dernier train quittant la Belgique pour Auschwitz, a laissé un puissant témoignage visuel des persécutions qu'il endura. Son oeuvre est préservée à Osnabrück dans un musée qui lui est consacré.

Autoportrait au passeport juif. Félix Nussbaun.

Parmi les artistes les plus prolifiques de la Shoah figure Charlotte Salomon qui peignit 765 tableaux à l'âge de vingt-cinq ans, en 1941-1942, années qu'elle vécut dans la clandestinité. Intitulée Vie ou théâtre ?, la série se veut une affirmation de l'optimisme contre le pessimisme induit par la réalité. [Pour l'édition la plus complète de ses gouaches, voir Salomon, Charlotte (1981), Life or theatre ?, New-York, Viking Press. Voir aussi la biographie de Salomon par Felstiner, Mary (1994)]

Charlotte Salomon, 30.1.1933. The day of Machtübernahme, 1941

L'art des témoins

Témoins de la Shoah, de nombreux artistes ont tenté de fixer cette expérience sur leurs toiles tout en cherchant à alerter l'opinion publique. La Crucifixion blanche de Marc Chagall, peinte en 1938, après la nuit de cristal, a valeur d'icône parmi les nombreux tableaux qui dépeignent la souffrance juive d'avant-guerre. Chagall utilisa le thème d'un Jésus juif crucifié, sur fond de vignettes évoquant les persécutions des Juifs par les nazis. Pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis que des informations parvenaient d'Europe centrale sur le martyre des juifs, Chagall continua de peindre des scènes de crucifixion, où la vision de Jésus, le messie juif, se fond avec celle du juif contemporain persécuté.

La Crucifixion blanche de Marc Chagall, peinte en 1938

D'autres artistes de cette époque nous ont livré leur commentaire visuel de la Shoah. Paquebot d'émigrés (1931-1941) et Camp de concentration (1945), de Lzar Segall, sont des témoignages imposants du drame des réfugiés d'avant-guerre et des conséquences de cette crise. Yankel Adler peignit des oeuvres figuratives et des paysages qui retraçaient le dépeçage de la vie et de la culture juives. Ben Shahn créa des oeuvres vigoureuses telles que la célèbre affiche qui évoquait la destruction de Lidice (Brutalité nazie, 1942), ainsi que des tableaux plus sobres, tel que Garçon (1944), Faim (1946), Chérubins et Enfants (1944) Paysage italien II (1944) et Martyrologie (1962).

Ben Shahn. Brutalité nazie, 1942

Rico LeBrun, l'un des noms de l'art abstrait d'après-guerre, qui n'était pas juif, soutenait que la Shoah est un sujet qu'aucun artiste sérieux ne saurait ignorer. Le peintre américain Leonard Baskin, collègue et ami de LeBrun, décrit son approche comme une confrontation avec les réalités mentalement insensées des expériences humaines les moins humaines ; à travers ses tableaux et ses dessins de dissolution, de démembrement et d'incinération, il nous dit que tout n'est pas vanité, tout est horreur. Baskin est lui-même l'auteur d'oeuvres qui traitent indirectement, mais limpidement de la Shoah.

L'art des survivants

De nombreux survivants ont choisi d'exprimer leurs souvenirs de la Shoah par des arts visuels, Zoran Music, Samuel Bak, Hannelore Baron, Marek Oberlander, Janusz Stern, Isaac Celnikier, Alice Cahana et Walter Spitzer sont connus pour leurs tableaux inspirés de la Shoah, dont le seul art authentique serait un art de rescapés, un art qu'ils lèguent à la postérité. Jozef Szajna, survivant d'Auschwitz et de Buchenwald devenu un célèbre artiste et metteur en scène dans la Pologne d'après-guerre, insiste sur le fait que seuls ceux qui ont vécu la Shoah dans leur chair peuvent l'exprimer par l'art. Ces artistes-là ont connu toute l'horreur de la peur, ils ont connu les ghettos et les camps de la mort. L'esthétique est également présente, et c'est de cette tension entre le travail de mémoire et de témoignage et celui de l'approche purement artistique d'un sujet que naît leur art.

L'art des enfants de survivants

The entrance where the audience writes their comments on the walls.
© Copyright Marton 1988

Pour la seconde génération, l'art a permis d'aborder les question de mémoire, d'absence, de présence, d'identité. La remémoration d'un événement si marquant pour leurs parents s'effectue dans une recherche artistique multiforme : peinture, photo, vidéo, installations, bande dessinée. Joyce Lyon, Pier Marton, Art Speigelmann, Deborah Teichholz, Haim Maor, Wendy Joy Kuppermann et Mindy Weisel sont quelques-uns des noms les plus connus de cette deuxième génération.

L'art contemporain

La Shoah a aussi été abordée par des artistes moins directement concernés. Leur art n'est pas celui de la mémoire, puisqu'ils n'ont pas vécu l'événement. C'est un art d'interprétation (provoquée par un sentiment de vulnérabilité en tant qu'artiste ou que Juif), d'évocation historique, de méditation sur les lieux, sur l'absence et la présence, ou plus simplement un art qui répond au désir d'aborder un thème que l'on sait être insondable.

Léon Golub, Mauricio Lasansky, Larry Rivers, Audrey Flack, Jerome Witkin, Arnold Trachtman, Judy Chicago, Robert Morris, Pearl Hirschfield, Jeffrey Wollin, Susan Erony, Robert Barancik, Marlene Miller et Shirley Samberg sont autant d'artistes américains qui ont plongé dans la Shoah avec plus ou moins de bonheur. Parmi les artistes européens dont l'oeuvre intègre une thématique puisée dans la Solution finale et la mémoire, citons Anselm Kiefer, Boltanski, et Magdanela Abakanowicz.

Personnes . Christian Boltanski.

En Israël, la Shoah a surtout inspiré les survivants et la deuxième génération dont les oeuvres s'exposent le plus souvent dans des lieux de mémoire comme Yad Vashem ou le musée de la Shoah (Lochamei Hagetaot), où le contexte met l'accent sur la thématique au dépens des considérations artistiques.

Depuis 1933, plusieurs expositions ont été consacrées à l'art de la Shoah : Burnt Whole (entièrement consumé), au Washington Project fort the Arts en 1994 ; After Auschwitz (Après Auschwitz), au Royal Festival Hall et à l'Imperial War Museum de Londres en 1994-1995 ; Witness and Legacy : Contemporary Art About the Holocaust (Témoin et héritage : l'art contemporain et la Shoah), au Museum of American Art de Minnesota ; etWhere is Abel, Thy brother ? (Ou est Abel, ton frère ? ), à la Galerie Zacheta d'art contemporain de Varsovie en 1996.

Source : Stephen C. Feinstein. Le livre noir de l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides. Editions Privat.

Paris, février 1993

J'ai fui Varsovie en novembre 1939.

L'occupation allemande était là depuis deux mois. L'horreur aussi.

Bourgades et villages juifs brûlaient. A Otvock ils fusillèrent 50 otages (dont l'écrivain Urke-Nachalnik) en les obligeant à manger leurs cheveux. Le chaos organisé dans le sang et le feu commença. Je fuis avec ma mère et ma soeur vers Bialystok.

Avant de quitter Varsovie, fin octobre 1939, je revis Janusz Korczak.

Il n'approuvait pas nos départs. Il fallait, selon lui, rester sur place. Il croyait encore à la civilisation allemande. Je ne sais pas s'il avait imaginé un instant que lui, ce Freud de la psychologie enfantine, ce grand pédiatre analyste et écrivain, ce symbole du Père juif inconnu, ramasserait de ses propres mains, dans l'enfer du ghetto de Varsovie, des centaines d'enfants agonisants pour finalement aboutir avec son orphelinat dans les fours de Treblinka.
La plupart de mes gravures et toiles évoquent certaines réalités très précises de ma vie. Le langage muet du trait, s'il peut transcender le vécu réel, demande parfois à être accompagné de la parole, non pour expliquer l'oeuvre, mais pour essayer de cerner une réalité qui nous paraîtra toujours inexplicable, car là où il y a préméditation de génocide, il y a nécessairement destruction des traces et des preuves. Lorsqu'il s'agit de l'assassinat de notre peuple par un ennemi dont les seules vocations et pulsions vitales sont de donner la mort - même les preuves les plus tangibles sont systématiquement détruites.


Mes adieux à Janusz Korczak

Comment avouer que, pour rendre l'univers criminel -c'est de cela précisément qu'il s'agissait- il fallait commencer par tuer l'une des sources de la prise de conscience de l'homme éthique : le Juif.

Bialystok, où je me réfugiai fin 1939, tomba le 28 juin 1941, dès l'offensive allemande contre l'U.R.S.S. Le jour même, environ 1.000 juifs furent brûlés vifs dans la synagogue. Je me terrais à une centaine de mètres de là.

En août 1941 fût formé le ghetto, avec les premiers déportés - «du samedi» et du «jeudi»- dont la plupart étaient des intellectuels juifs. En février l943, lors de la «Première Action», furent déportés environ 15.000 juifs. Des centaines se suicidèrent sur place. L' Action de février 1943 coïncida avec la défaite allemande à Stalingrad.

Mon évasion avec ma mère, ma soeur et Gina. Dispersion. Retour le 23 février pour retrouver vivantes ma mère et ma soeur. Au ghetto, Itskhak Melamed vitriola un Allemand qui en tua un autre. Les Allemands prirent 100 otages. Melamed se rendit volontairement pour les épargner. Il fût pendu et eux, fusillés.


Gina Frydman

En août 1943, déportation et massacre définitifs du ghetto de Bialystok, -environ 60.000 à 80.000 hommes, femmes et enfants, soit l'équivalent de la déflagration d'Hiroshima- furent tués.
Les mécanismes de mise à mort allemands sont connus. Seule la descendance dépravée du nazisme peut encore vouloir replonger les nouvelles générations d'abord dans le mensonge, puis dans le crime. Et cela concerne, somme toute, l'humanité entière.

Birkenau (Auschwitz II).


Triptyque Birkenau, Femmes et enfants, 1992

Tout semble être dit. Même le trompe l'oeil de leur Zauberkeilt (Propreté). Ce ne fut pas notre cas. Nous arrivâmes de Stutthof début janvier 1944. Le faux semblant des Sonders ne pouvait jouer que quelques instants. Une fumée cadavérique était omniprésente ; les cadavres aussi.

On nous poussa vers l'Effektenkammerr visiblement nous n'étions pas destinés au gazage immédiat où on nous rasa et tatoua : «c'est votre chance» lança un des Sonders.

En face de nous une famille de Juifs italiens bien habillés. Les SS jonglent avec les oranges. La jeune femme et son père nous scrutaient -150 hommes nus décharnés- avec effroi. Doucement, les SS les poussent vers une porte qui, comme nous l'avons appris, menait à une chambre à gaz. On nous poussa avec des hurlements et des coups vers la porte opposée - Zum Bade !- et là je compris l'un de leurs mécanismes de mise à mort ici, à Birkenau.

Au milieu d'une pièce, un bac à soupe. Le long des murs, des bancs. Sur les bancs, des Sonders et quelques SS... et la poursuite infernale autour du bac, avec des fouets et des cris sur nos dos et têtes nus, pour nous transformer en bêtes affolées, traquées et sans défense, et finalement détruire le peu d'humanité qui nous restait.

Nous étions nus.

Notre groupe fut transféré de Birkenau à Buna-IG Farben Industries (Auschwitz Ill) en février 1944, après le terrible Kabelkomando, je fus affecté au Mallerkomando 78.

A Buna il y eut des matchs de football entre des équipes juives et aryennes suivis habituellement pour les Juifs par la Blocksperre (fermeture des blocs) et des sélections.

Buna avait son bordel réservé aux Aryens. Les filles étaient gazées au bout de quelques semaines et remplacées par de nouvelles.

En janvier 1945, lors de l'offensive soviétique, Auschwitz-Birkenau, Bun - fut évacué à pieds vers Gleivitz ; de là nous partîmes dans ce qu'on appelait les transports de la mort -13 jours dans des wagons à charbon ouverts- en direction de Mathausen. Sur les 20.000 au départ, environ 2.000 arrivèrent vivants à Sachsenhausen.

Lors de l'évacuation de Flossenburg vers Dachau en avril 1945, le train fut mitraillé par les avions américains. Le SS de notre wagon fut tué, ainsi que plusieurs détenus. J'étais parmi les blessés, avec une balle dans la jambe.

Les blessés furent rassemblés sur un champ. Je lançai à l'Allemand «Wir wurden hier erschossen ?» (« Nous serons fusillés ici n'est-ce pas ?»). Il me répondit «Ach erchisse niemand » («Je ne fusille personne »). Je compris que ce ne serait peut-être pas lui qui nous fusillerait et je commençai à ramper sous les yeux des Allemands qui se mirent à parier sur ma tête : soit je crève, soit on me tue. Je parvins à me hisser dans un camion d'agonisants.

Trois jours plus tard les Américains me trouvèrent vivant parmi les cadavres.

Isaac Celnikier. Paris, février 1993

THÉÂTRE : MISES EN SCÈNE DE LA SHOAH

«Il y a dans la vie des instants où le gouffre est si proche que le cri même est dissonant». Benjamin Fondane

C'est à partir des années 1990 que la Shoah a fait l'objet d'expérimentations théâtrales. Depuis, le théâtre est devenu l'un des lieux artistiques de débat et d'exploration les plus complexes et importants sur la Shoah. Que l'on se penche sur la Shoah au théâtre ou sur le théâtre de la Shoah, trois aspects récurrents méritent d'être étudiés : la nature même du théâtre et la diversité des styles dramatiques utilisés pour aborder ce thème ; les différentes perspectives nationales et historiques qui se font jour à travers les pièces qui le traitent ; et la façon dont les dramaturges et les metteurs en scène utilisent le théâtre pour exprimer leur point de vue personnel ou politique.

Les dramaturges sont attirés par la Shoah pour des raisons qu'ils partagent avec les autres créateurs : ils souhaitent aborder dans l'arène publique des questions humaines aussi fondamentales et aussi actuelles que le bien, le mal, la justice, l'injustice, le courage, la lâcheté, la foi, l'espoir, le désespoir, la trahison, le libre-arbitre, la responsabilité : autant d'interrogations éthiques sur lesquelles se penche le théâtre de la Shoah et auxquelles le public est confronté en voyant évoluer sur scène des personnages qui cherchent à survivre dans des conditions de violence et de coercition extrêmes. Parfois, les personnages sont tirés de l'histoire (Korczak, Hitler, Rumbowski, Edith Stein, Raoul Wallenberg, Anne Frank) ; parfois, ce sont des êtres fictifs, nés de l'imagination du dramaturge, mais ancrés dans une recherche historique. Au cours de ces dernières années, alors que la Shoah, chassée de la mémoire contemporaine par l'actualité, s'éloigne dans le temps, les auteurs se penchent de plus en plus sur l'héritage de la Shoah, dont ils cherchent à sonder le sens et la signification pour le public d'aujourd'hui, pour les générations nées après la guerre.

Ainsi, dans Aunt Dan and Lemon (Tante Dan et Lemon) (USA, 1985 - Les dates renvoient à la première mise en scène), Wallace Shawn montre la facilité avec laquelle le fascisme s'insinue dans la vie quotidienne ; H.I.D. : Hess is Dead (Hess est mort), de Howard Brenton (Royaume-Uni, 1989) s'interroge sur la crédibilité des faits historiques, alors même que les gouvernements et les médias font le silence sur des événements passés, ou les déforment, pour des raisons politiques.

A la scène comme à la ville, pourrait-on dire, les personnages de la Shoah se répartissent en trois grands groupes, qui forment la célèbre triade définie par l'historien Raul Hilberg : les auteurs, les victimes, les témoins. À travers ces trois catégories d'«acteurs» du «drame» que fut la Shoah, les auteurs dépeignent des personnages pris dans des situations intensément conflictuelles, par exemple les persécutions nazies des Juifs, des chrétiens ou des homosexuels, comme dans Resort 76 (Station 76), de Shimo, Wincelberg (USA,1969) Edith Stein, d'Arthur Giron (USA,1988), ou Bent (Tordu), de Martin Sherman (Royaume-Uni, 1979). Une pièce centrée sur une confrontation contrastée entre des «extrêmes» verse généralement dans le mélodrame, en effaçant les ambiguïtés inhérentes à tout choix éthique. En revanche, une pièce qui met en scène des témoins du génocide permet une exploration plus complète des doutes et des incertitudes qui accompagnent l'action humaine en temps de crise : c'est le cas de Halder dans Good, de C.P Taylor (Royaume-Uni, 1981), du père Fontana dans Le député, de Rolf Hochhuth (Allemagne, 1963), ou de Von Berg dans Incident at Vichy, d'Arthur Miller (USA, 1964).

De nombreuses pièces sur la Shoah cherchent à placer le spectateur «à l'intérieur» de la pièce et à lui poser la question « qu'auriez-vous fait dans ce contexte ? ». Une interrogation de ce type peut avoir de multiples axes de signification. Un public allemand ne réagit pas de la même façon qu'un public français, américain ou israélien. Ghetto (Israël, 1983), une pièce de Joshua Sobol sur les dilemmes éthiques que pose l'extermination nazie des Juifs de Vilna en 1943, suscita des réactions très différentes à Tel Aviv et à Vienne, dans la mesure où chacun des publics aborda de façon très contrastée, à travers le prisme de son vécu culturel et politique, les thèmes de complicité, de responsabilité, de survie et de trahison que pose la pièce.

Il est important de rappeler que la mise en scène comporte de nombreuses composantes non textuelles, qui influencent la façon dont une pièce sera reçue par le public : les décors, les costumes, les éclairages, les effets sonores, les gestes, l'inflexion de la voix, contribuent à la mise en scène de chaque pièce. Il en est même pour la qualité de la traduction, quand la pièce a été écrite dans une langue qui n'est pas celle du public. Il est plus difficile d'évaluer comment un metteur en scène et le public contribuent à créer la signification de la pièce, à en déterminer l'impact sur scène. Toute pièce de théâtre peut être mise en scène de façons multiples, qui diffèrent toutes les unes des autres, et qui diffèrent également de la première mise en scène. Au cours de ces dernières années, cédant à la pression des diktats des critiques contemporains et au désir d'expérimentation théâtrale, quelques metteurs en scène ont choisi de réinterpréter certaines pièces. On a ainsi vu L' Enquête de Peter Weiss (Allemagne, 1965), qui était basée sur des retranscriptions des procès d'Auschwitz des années 1960, reprise à Berlin en 1980 dans une mise en scène de cabaret et de show télévisé, ou ne comportant pas de conclusion esthétique ou éthique claire. On a aussi vu l'adaptation par Christopher Hampton de la pièce de George Steiner, The Portage to San Cristobal of A.H (La déportation deA.H à san Cristobal) (Royaume-Uni,1982) se clore sur une diatribe antisémite de Hitler qui dure vingt minutes, sans réfutation aucune.

En fait, il n'existe aucune façon «officielle» de mettre en scène les nombreux textes sur la Shoah, et il est inutile d'en rechercher une. Que le style de la pièce soit réaliste, comme, par exemple, dans Kindertransport, de Diane Samuel (Royaume-Uni, 1993); expressionniste, comme dans Monsieur Fugue ou le Mal de terre, de Liliane Atlan, (France,1967) [disponible au Seuil]; épique, comme dans Throne of Straw (Trône de paille), de Harold et Edith Liberman (USA, 1978); que le genre retenu soit celui de la tragédie, comme dans Qui rapportera ces paroles ?, de Charlotte Delbo (France, 1974) [disponible chez Oswald], de la comédie, comme dans Laughter ! (Riez !), de Peter Barnes (Royaume-Uni, 1978), ou de la tragi-comédie, comme dans Mein Kampf, de George Tabori (Autriche, 1987), ou un mélange de styles et de genres, il existe peu de règles qui puissent guider le dramaturge et son public dans la réception des pièces sur la Shoah.

Ce serait pourtant une erreur de supposer que, dans une ère de débat critique, d'angoisse historique et même de négation de la Shoah, il n'y ait pas de critères qui puissent s'appliquer aux images si volatiles du théâtre de la Shoah. Quelques repères éthiques peuvent permettre d'évaluer les spectacles traitant du génocide : un sentiment de respect pour els victimes, une utilisation responsable des faits historiques, le refus de réponses simples à des questions morales complexes, le refus du sentimentalisme ou d'un devoir infondé. L'absence de manipulation de la Shoah à des fins sociales ou politiques qui lui sont étrangères. Ce dernier travers est présent dans de nombreuses oeuvres artistiques traitant de la Shoah, et il est important de le dénoncer.

La Shoah, il est vrai, a brisé nombre de nos convictions philosophiques, théologiques et éthiques les plus profondes. En rejetant la facilité, la médiocrité, de certaines représentations artistiques, en leur préférant la difficulté, le doute, la lutte douloureuse pour la clarté et l'intuition, nous pourrons nous souvenir des leçons de la Shoah, les mettre à l'épreuve, les vivre à travers un théâtre qui explore les difficultés essentielle de l'existence humaine. Ces leçons-là, la capacité pour le mal qui est en nous tous, l'importance de repères éthiques, si indispensables dans des temps de terreur, la fragilité et la nécessité de l'espoir et de la bonté, la valeur sacrée de toute vie humaine, y compris de celle qui nous paraît lointaine et différente -toutes ces leçons doivent continuer à faire l'objet de débats dans les temps difficiles qui nous attendent, comme elles le furent dans des époques révolues auxquelles la nôtre ressemble chaque jour davantage.

Source : Robert Skloot. Le livre noir de l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides. Editions Privat.

LITTÉRATURE DE LA SHOAH

Le poète Benjamin Fondane par Victor Brauner. Collection particulière.

La littérature de la Shoah (romans, poèmes, pièces de théâtre) forme un ensemble d'une richesse et d'un éclectisme remarquables, tant par le style que par le contenu. Les meilleures oeuvres constituent un témoignage unique et puissant de tout ce que les Juifs et les autres peuples endurèrent aux mains des nazis, ainsi que de leurs collaborateurs. On trouve des oeuvres écrites par des personnes qui vécurent les difficultés, l'avilissement et l'horreur de la Shoah, ainsi que des textes écrits après la Seconde Guerre mondiale, par des rescapés et des personnes extérieures au drame.

Les auteurs les plus talentueux cherchent à lever le voile noir qui recouvre cette époque à travers des oeuvres qui sondent la complexité des faits dans leur nature et leur déroulement, ainsi que les drames vécus par les victimes. Le lecteur, le spectateur sont invités sans détours à méditer le double visage du génocide, humain et inhumain.

On trouve aussi des oeuvres secondaires et banales. Pire encore, certain auteurs ont cherché à exploiter ce qui leur est apparu comme un filon. Les plus médiocres banalisent l'histoire, les procès des criminels, les drames des victimes. Certains n'hésitent pas à imaginer des mélodrames vulgaires ou une vision romancée de l'histoire.

Le critique littéraire Lawrence Langer note : «Ce n'est pas sans raison que certains commentateurs ont exprimé la crainte de voir une stylisation esthétique du vécu de la Shoah (...) violer l'incohérence interne (et externe) de l'événement en le plaçant dans un cadre trop plaisant ou trop formel.»Theodor Adorno fut l'un des premiers à s'exprimer en ce sens. «Après Auschwitz, écrire un poème constitue un acte de barbarie» (Felstinger, John [1986], PaulCelan's Todesfugen, Holocaust and Genocide Studies, 1[2], 249-264). Cette affirmation est souvent citée et déformée. Comme l'a noté le critique Sidra DeKoven Ezrahi, «on rappelle rarement qu'Adorno est sans cesse revenu sur Auschwitz, affinant, reformulant, nuançant son premier propos dans des essais postérieurs, sondant, sans jamais les résoudre, les contradictions que la plupart de ses lecteurs tendent à ignorer totalement, à savoir (qu') une abondance de souffrance réelle ne tolère pas qu'on l'oublie (...) (Cette souffrance [...] exige la survie de l'art tout en) [...] l'interdisant. Ce n'est désormais que dans l'art, quasiment, que la souffrance peut encore trouver la voix de la consolation, sans être immédiatement trahie».

Les auteurs les plus sérieux, qui ont écrit des poésies, des nouvelles, des romans ou des pièces sur la Shoah, semblent avoir partagé, consciemment ou pas, les interrogations d'Adorno. Ils ont tenté d'utiliser le langage de façon innovante pour essayer de façonner quelque chose à partir de l'horreur et de la catastrophe qui constitue la Shoah. Inversement, ceux qui ont traité la Shoah comme un événement historique parmi d'autres (refusant par là de considérer son caractère unique), ou qui y ont vu une simple métaphore de leurs maux ou de ceux de leur société, se sont rendus coupables de cette transgression que condamne Adorno. Leurs écrits banalisent la Shoah, tentent de l'utiliser pour créer de la «beauté» au sein même d'une réalité horrifiante et, au niveau ontologique sinon historique, presque indicible.

Comme nous l'avons déjà dit, cette littérature est extrêmement éclectique. Les auteurs ont puisé dans toutes les conventions littéraires pour tenter de créer des oeuvres qui reflètent la «réalité» de la Shoah, utilisant les champs métaphoriques les plus divers : historiques, religieux, personnels, mythiques. Ils ont élaboré des structures symboliques complexes ; ils ont eu recours aux techniques journalistiques, qu'ils ont fusionnées avec des conventions littéraires ; ils ont employé des images et des scènes surréalistes ; ils se sont livrés à des juxtapositions inattendues ; ils ont puisé dans un imaginaire fantastique ou insolite ; ils ont déformé le temps. Ce faisant, ils ont voulu disséquer les mobiles humains, la dimension métaphysique, les antécédents historiques, pour tenter de mieux comprendre la complexité des nombreuses ramifications de la Shoah et sa signification pour l'humanité.

Ceux que l'on appelle «les réalistes concentrationnaires» (dont l'auteur de nouvelles Tadeusz Borowski, un rescapé d'Auschwitz), refusent toute esthétique. Ils s'attachent à projeter la «réalité» absolue de l'horreur vécue en s'efforçant de «dire la vérité». D'où des réseaux d'images qui véhiculent le monde froid, brutal, nauséabond des ghettos et des camps de la mort, des portraits de personnes «réelles». Malgré tout, comme le note le critique Irving Howe, «la représentation la plus aiguë du détail concret, des circonstances spécifiques, la reconstruction la plus palpable de la réalité de la Shoah, échouent dans la mesure où aucune expérience humaine ne peut servir d'analogie».

L'action et le cadre de ces oeuvres consacrées à la Shoah couvrent une grande diversité de situations et d'événements : la vie des Juifs dans l'Europe prénazie ; l'ascension du nazisme ; la montée de l'antisémitisme dans l'Allemagne nazie et au-delà ; l'incapacité des Juifs à mesurer le drame qui se préparait ; la privation croissante des droits humains et civiques, ainsi que les humiliations constantes et insoutenables auxquelles ils étaient soumis ; le sentiment désespéré de ne pas savoir comment agir ou vers qui se tourner, tandis que le régime de terreur imposé par les nazis s'intensifiait de jour en jour ; la vie, la mort, dans les ghettos ; les déportations ; la vie, la mort, dans les camps de concentration et de travaux forcés; la faim et les maladies qui tenaillaient les victimes ; le régime de terreur constant auquel les soumettaient les nazis et leurs collaborateurs ; la sélection et l'extermination dans les camps de la mort ; les «expérimentations médicales» atroces menées dans certains camps ; la lutte pour la survie dans les camps ; les soulèvements dans les ghettos et les camps de la mort ; le martyr juif sous la Shoah ; les efforts des résistants pour sauver les Juifs ; le rôle des Justes ; le rôle de certaines nations, de certains peuples, qui collaborèrent avec les nazis pour persécuter et exterminer les Juifs ; la culpabilité de certains États (y compris le Royaume-Uni et les États-Unis ) ainsi que certains groupes ou individus (les Juifs d'Amérique, le pape Pie XII), qui ne firent pas tout ce qui était en leur pouvoir pour sauver les Juifs d'Europe ; l'infâme conférence d'Évian ; la question de la théodicée ; les marches forcées vers la mort ; la libération des camps ; la misère des camps pour personnes déplacées ; les procès d'Allemands inculpés pour crimes contre l'humanité ; le sort des rescapés (et leurs souffrances mentales, physiques, spirituelles) ; la chasse aux nazis dans les années d'après-guerre.

Quant au rôle d'une telle littérature, Milton Teichman est formel : «Ceux qui lisent cette littérature ne pourront plus considérer la Shoah comme une abstraction. La Shoah dépasse les faits historiques, les théories, les spéculations -aussi importants ces aspects puissent-ils être. Elle devient un événement écrasant, qui dérègle la vie des individus... on en partage le drame ; on éprouve de la colère, de l'indignation, de la compassion. Et l'on est souvent amené à considérer ses propres valeurs, à réfléchir au sens que la Shoah peut donner à notre propre vie.»

Source : Samuel Totten.Le livre noir de l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides. Editions Privat. 2001.

POÉSIE ISSUE DE LA SHOAH

« À qui t'assimiler pour te consoler ? »

« Écrit au crayon dans le wagon à marchandises scellé / Ici, dans ce wagon chargé, moi, Ève, / avec mon fils Abel. / Si vous voyez mon fils aîné, / Caïn, dites-lui que je ...»

Ce poème de Dan Pagis est un trompe l'oeil. Nous le lisons comme un message de désespoir, griffonné sur l'une des parois du wagon, message que vient d'interrompre l'arrivée brutale de l'auteur à sa destination finale, la mort dans un camp de concentration. Cette illusion de candeur est renforcée par la façon dont le poème interpelle directement le lecteur, qui devient ainsi le témoin d'une scène, d'une phrase interrompue : la « voix» d' Ève invite chaque lecteur à compléter le message resté silencieux («dites-lui que je ...»), à formuler un nombre potentiellement infini de propositions. Ces quelques lignes, si abruptes, superposent des références historiques et bibliques, tirent leur force d'une tension entre le silence et le langage ; en somme, elles résument les difficultés auxquelles se mesure toute la poésie après Auschwitz.

L'identité mythique de la « voix », la façon dont elle interpelle un public anonyme, tout cela renvoie à une tradition littéraire que l'on trouve dans l'image de Jérémie devant les ruines de Jérusalem, qui va proposer un acte de consolation poétique maintes et maintes fois repris : « À qui t'assimiler pour te consoler ? » (Lamentation, 2, 13). Dans son rôle de poète, le prophète reconnaît le pouvoir apaisant de la métaphore, qui apporte le réconfort par le biais des rapprochements. Précédent, analogie, comparaison, la métaphore rassérène la personne qui souffre, en l'occurrence « Jérusalem », ou « Sion », qui prennent les traits d'une femme abandonnée et endeuillée, lui rappelait qu'elle n'est pas la seule et que, contre toute attente, le monde qui vient de s'effondrer peut être reconstruit, redevenir un lieu familier.

Dans les traditions qui découlent de la littérature biblique et liturgique, les voix du poète et du prophète se confondent. Les fidèles juifs auraient du mal à différencier ces deux voix dont le culte de la mémoire qui caractérise le judaïsme. Y compris en Israël, encore aujourd'hui, la rhétorique cérémonielle est utilisée pour exprimer le besoin de mémoire de la communauté et sa foi en une autorité prophétique qui fera renaître la civilisation des cendres des hauts lieux bibliques. Cette rhétorique continue d'être mobilisatrice, alors même que des poètes tentent désespérément de se réfugier dans l'intimité de la mémoire intérieure.

Cette force de rédemption de la poésie, le réconfort que peuvent apporter une métaphore parfaitement filée et un monde qui accepte de se soumettre à des comparaisons rassurantes : tout cela est au coeur de l'angoisse poétique qui caractérise les héritiers de la tradition poétique hébraïque. « À qui t'assimiler pour te consoler ? » voilà qui suscite la terrible réponse en creux de notre temps : rien n'est désormais comparable, la consolation est impossible. Dès lors que des êtres humains sont entassés comme du bétail dans des wagons, qu'ils sont enfermés, puis incinérés, il est impossible d'invoquer les images traditionnelles des sacrifices juifs, dont celui d'Isaac, sauf sur un registre ironique. Quant les corps partent en fumée, la métamorphose menace de se substituer à la métaphore comme principe régulateur. Les mots risquent de se transformer non plus en espaces poétiques alternatifs, mais en échantillons d'un monde détruit, en objets esthétiques d'une histoire mutilée. Dans un autre poème de Dan Pagis, « Traces de pas », la métaphore de la consolation utilisée lors de la cérémonie du souvenir (« Que son âme soit liée dans les liens de la vie » ) est trahie par une historicité terrible :

« C'est vrai, j'étais une erreur, j'étais / oublié / Dans un wagon scellé, mon corps ficelé / Dans le sac de la vie...»

Ces métaphores qui se littéralisent semblent illustrer l'action erratique d'un cerveau épuisé, qui s'affaire à recueillir les détritus d'une formes de vie révolue. L'acte de création de la métaphore qui, à un niveau fondamental, devient une affirmation mimétique de la nature organique du monde crée, semble lutter avec la résistance qu'oppose la matière même de la mémoire à toute tentative de reconstruction poétique. C'est ainsi que les poésies de Pagis sont envahies par des grappes d'images qui reflètent les vestiges d'une histoire qui a perdu son intégralité ; ces images se substituent à une narration fragmentée, envoyant des signaux « erratiques », comme une étoile morte dans l'univers. Le statut de la métaphore comme élément de construction de l'imagination, le pur plaisir que l'on peut tirer d'une telle activité créatrice, sont remis en question et transformés par un jeu littéraire brillant, qui relève néanmoins d'une troublante magie noire.

Paul Celan, compatriote de Pagis et originaire de la région de Bukovina, en Roumanie, a réagi sur un registre différent et, à certains égards, conventionnel. Pour Celan, qui écrit en allemand alors qu'il vit en France, la métaphore parfaitement polie est le seul refuge qui reste à l'exilé, le seul moyen de retour possible. Chez un poète comme Pagis, la tentation de l'imagination post-Shoah est de passer au pilon de la littéralisation des conventions littéraires désormais si déconnectées d'une réalité insoutenable qu'elles en sont devenues abstraites. Celan, en revanche, est de ceux qui continuent de lutter contre contre cette tentation en restant fidèles à la prééminence de la métaphore sur la métamorphose. Ses images constituent en soi un plaidoyer pour l'imagination poétique ; le devoir de parole est plus fort que l'attitude pétrifiée de ceux qui sont devenus muets ; le langage crée cette mobilité qui permet la poésie. L'histoire n'est pas absente ; elle est ancrée dans un imaginaire qui reconstitue et qui démonte le monde avec cette insolence inventive ou destructrice de la créativité humaine, qui sait transformer le crépitement des canons en un rythme de tango, en une musique de fugue, sans pour autant occulter l'horreur, comme dans « Marche forcée » :

« Lait noir de l'aube, nous le buvons le soir / Nous le buvons à midi, et le matin, nous le buvons la nuit / Nous buvons et nous buvons encore / Nous creusons une tombe dans l'air, voilà, tu ne seras pas trop / à l'étroit. »

Métaphores, poétique, artifices littéraires, s'affrontent dans cette représentation imagée d'événements indicibles, dans cet effort de rappeler et de reconstruire la vie. Trop souvent, pourtant, les poèmes les plus audacieux sont réduits au statut de vestiges archéologiques lors de ces séances de lecture publiques qui mettent l'accent sur les circonstances de la vie ou de la mort du poète. La biographie, l'histoire, deviennent les arbitres d'une forme de représentation matérielle qui résiste à toutes les formes de reconstruction mentale et à la consolation réglée par les métaphores. La notion même de métaphorisation apparaîtrait ainsi comme une violation de la prémisse selon laquelle un monde brisé ne peut qu'être représenté par sa matérialité.

Avraham Sutzkever, qui écrivait dans le ghetto de Vilna, transforme en roses les blessures par balle de sa mère, en explosion de couleurs son propre sang qui coule dans une tranchée de calcaire. L'ironie tragique de cet acte poétique ne parvient pas à en occulter toute la dimension fantastique. Pourtant, dans la mesure où il écrivit ses poèmes pour le ghetto, ils sont souvent lus comme un témoignage historique plutôt que comme une revendication de la liberté créatrice. Les images si puissantes de Celan, ce pont de poésie qu'il construisit si douloureusement entre lui et la mort, sont balayés par les lecteurs qui voient dans son suicide un commentaire plus authentique sur sa vie. Les poésies magnifiques en hébreu de David Fogel, les poèmes hongrois de Miklos Radnoti, sont trop souvent érigés en icônes à leur mort, alors qu'ils sont un plaidoyer pour le droit à l'imagination. Après avoir visité les centres de la culture hébraïque d'Europe centrale et orientale, Fogel fut rattrapé par le destin qui fut celui de tout son peuple. Or, dans un de ses derniers poèmes, il écrivit : « Les vents de la dévastation déferleront sur le monde / Pourtant, j'étais ici, pour un instant encore. » Radnoti mourut à l'âge de 33 ans, dans une d es longues marches forcées, à la fin de guerre : on découvrit ses derniers vers dans la poche de la gabardine qu'il portait toujours lorsque son corps fut exhumé d'un charnier après la libération. Tout, dans ces vers tachés de sang, tout, y compris la facture classique, le recours à la métaphore et à la mémoire, tout s'insurge contre l'absurdité du destin qui fut le sien :

« Dément. Il trébuche, il s'affale, se relève, et chemine en peinant. / Il actionne chevilles et genoux en une douleur errante. / Puis s'élance soudain, comme soulevé par une aile. / Et quand le fossé l'invite, n'ose pas consentir. / Et si vous demandez pourquoi,/ Il répondra peut-être / Une femme m'attend, une mort plus sage, / Plus belle que celle-ci.»

Une mort plus sage et plus belle. Voilà ce que le poète répond à l'historien, voilà le défi que lance la poésie à l'histoire. Les ailes contre le fossé. Ténue, diaphane, plombée par le fardeau d'une histoire terrible et la tentation de n'être plus d'un objet esthétique, la métaphore réussit néanmoins à planer sur les ruines de l'univers, dont elle constitue le reproche le plus durable.

Source :Sidra DeKoven Ezrahi.Le livre noir de l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides. Editions Privat. 2001.

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