LE SOULÈVEMENT DU GHETTO DE VARSOVIE

L 'INSURRECTION DU GHETTO DE VARSOVIE

>Le ghetto de Varsovie totalement détruit par les allemands, 1945

Le ghetto de Varsovie renfermait plus de cinq cent mille Juifs. Plusieurs dizaines de milliers étaient morts de faim et d'épidémies. A partir de l'été 1942, la Gestapo emmenait tous les jours des milliers de personnes à destination de Treblinka. La population avait cru un temps aux mensonges des Allemands qui parlaient de travaux agricoles à faire à l'Est, une thèse que les hitlériens cultivaient chez les habitants du ghetto par une multitude de subterfuges. Même procédé à l'encontre des Juifs soviétiques dans les territoires occupés par les fascistes. On leur faisait croire, en les menant des régions occidentales de l'URSS mourir à Auschwitz et à Treblinka, qu'ils allaient travailler dans l'industrie et l'agriculture.

Mais quand la vérité terrible de Treblinka a fini par percer dans le ghetto de Varsovie, une insurrection a éclaté. Depuis longtemps déjà, les organisations de résistance préparaient des armes et des groupes de combats. La révélation de Treblinka n'a fait que sonner le signal du mouvement. D'autres insurrections ont eu lieu à Bialystok et ailleurs, dans des ghettos mis en place par les occupants au sein de villes soviétiques et polonaises.
L'insurrection de Varsovie illustre la lutte des Juifs soviétiques et polonais à une époque où éclatait la vérité sur leur extermination massive et où les bourreaux ne pouvaient plus rien faire pour l'occulter. A n'en pas douter, il s'agit là de l'une des pages les plus belles, les plus héroïques de la grande lutte de l'humanité contre le fascisme. Et son dénouement tragique ne fait qu'en souligner la grandeur.

Extrait de l'ouvrage > Le livre noir> Textes et témoignages réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman. Solin / Actes Sud.1995.

> Marek Edelmanétaitle dernier survivant des cinq membres de l'état-major de l'insurrection du ghetto de Varsovie. De sa vie avant son enfermement dans le ghetto, on sait peu de chose. Ses parents sont morts quand il était enfant. Ses papiers officiels ont été perdus pendant la guerre. Né à Gomel (aujourd'hui en Biélorussie) à une date incertaine (probablement en janvier 1919), il resta fidèle jusqu'à sa mort aux idéaux d'une mèrebundiste. De son adhésion aux organisations de jeunesse puis au parti socialiste juif créé à Vilna (Vilnius) en 1897, il conserva la certitude que les Juifs devaient demeurer dans le pays où ils vivaient, y pratiquer une autonomie culturelle fondée sur la langue yiddish et y lutter pour l'émancipation des ouvriers.

En 1945 a été publié en polonais sous le titre Le ghetto lutte le rapport qu'il avait rédigé pour le Bund (une édition américaine a paru à New-York en 1946). Dans ce document est racontée à chaud toute l'histoire du ghetto : sa formation à l'automne 1940, l'organisation de l'existence quotidienne, les déportation de l'été 1942, enfin la lutte farouche menée par les insurgés durant le soulèvement du 19 avril au 16 mai 1943.

Le soulèvement du ghetto de Varsovie (Avril-mai 1943)

Les Allemands décident de liquider le ghetto coûte que coûte. Le 19 avril 1943, à deux heures du matin, les premiers rapports des postes de guet avancés indiquent que des gendarmes allemands et des policiers bleu marine polonais encerclent le ghetto, placés à intervalles de vingt-cinq mètres les uns des autres. On alerte aussitôt tous nos groupes qui, un quart d'heure après, sont en position de combat. Alarmée par nous, la population civile se réfugie immédiatement dans les caches et les abris aménagés dans les greniers et les caves. Le ghetto est désert. Il n'y a pas âme qui vive. Seule veille l'Organisation juive de combat.

>Le général SS Stroop, à droite, discute avec des officiers de la Wehrmacht, au 4ème jour de la révolte du ghetto de Varsovie.

A quatre heures du matin, par petits groupes de quatre ou cinq, pour ne pas éveiller l'attention, les Allemands commencent à pénétrer sur les terrains vagues de l'interghetto. C'est là seulement qu'ils se regroupent en formation ; pelotons ou compagnies. A sept heures du matin, des troupes motorisées, des tanks et autres véhicules blindés entrent à leur tour dans le ghetto. Au-dehors, de l'artillerie est mise en batterie. Les SS sont maintenant prêts à l'attaque. En rangs serrés, au pas cadencé, ils avancent dans les rues apparemment désertes du ghetto central. A les voir, on pourrait croire déjà que leur triomphe est complet, que cette armée moderne, magnifiquement équipée, a mis en déroute une poignée de casse-cous. Comme si chacun des adolescents qui la composent avait compris soudain qu'il lui est impossible de décrocher la lune, comptant plus de mitrailleuses dans le défilé qu'il n'a de cartouches pour son pistolet.

Mais non, nous n'avons pas peur et nous ne sommes pas surpris. Nous attendons seulement le moment opportun. Il arrive bientôt. Lorsque les Allemands installent un bivouac au croisement des rues Mila et Zamenhof, les groupes de combat, retranchés aux quatre coins des rues, ouvrent un feu concentré, comme disent les militaires. Tout à coup explosent des projectiles inconnus (des grenades de notre fabrication), de courtes rafales de pistolet-mitrailleur déchirent l'air (il faut penser à économiser, les munitions) et des fusils tirent un peu plus loin. Les choses ont commencé.

Les Allemands essaient de s'enfuir, mais leur route est coupée. La rue est jonchée de cadavres allemands. les rescapés se mettent à couvert dans les magasins et sous les portes cochères du voisinage. Mais ces abris sont insuffisants. Les >glorieux> SS font intervenir les tanks pour couvrir le >repli victorieux> de deux compagnies. La chance n'est pas avec eux. Le premier tank est incendié par un cocktail molotov. Les autres restent à distance. Le sort des Allemands coincés dans la souricière Mila-Zamenhof est réglé. Aucun n'en sort vivant. les groupes de combat Gruzalc (Bund), Merdek (Hazshomer), Hochberg (Bund), Berek (DROR) et Pawel (PPR) ont pris part à cette opération.

Un autre engagement important a lieu en même temps au coin des rues Nalewki et Gesia. Deux groupes de combat interdisent l'entrée du ghetto à l'ennemi. La bataille dure plus de sept heures. Les Allemands élèvent une barricade en empilant des matelas trouvés sur les lieux, mais notre feu nourri les fait plusieurs fois reculer. Le sang allemand inonde la rue. Sans arrêt, les ambulances allemandes évacuent leurs blessés rassemblés sur une petite place proche du Conseil. Ils gisent là, à même le trottoir, attendant leur tour d'être dirigés sur l'hôpital. Au coin de la rue Gesia, se trouve un poste d'observation pour l'aviation allemande qui signale aux avions, tournant sans cesse au-dessus du ghetto, les emplacements des insurgés et les cibles à bombarder. Mais les combattants du ghetto ne se laissent pas plus écraser par les forces aériennes que terrestres. La bataille du carrefour Gesia-Nalewki s'achève par la déroute complète des Allemands.

Des combats acharnés se poursuivent aussi place Muranowski. Les Allemands attaquent de tous côtés. Les francs-tireurs encerclés se défendent furieusement. Ils repoussent l'assaut par un effort surhumain et s'emparent de deux mitrailleuses et de nombreuses armes. Un tank brûle, c'est le deuxième.

>Les soldats allemands doivent tirer au canon sur les immeubles dans lesquels se sont réfugiés les combattants juifs.

A quatorze heures, il n'y a plus un seul Allemand dans le ghetto. La première victoire de l'OJC sur les Allemands est totale. Le jour s'achève dans le >calme complet>, c'est-à-dire qu'il n'y a que les tirs des canons (l'artillerie est sur la place Krasinski) et de temps à autre un bombardement aérien.

Le lendemain, le silence dure jusqu'à 2 heures de l'après-midi. Les Allemands s'avancent alors en rangs serrés vers le portail de la fabrique de brosses. Ils ne savent pas qu'un guetteur les surveille, une prise de courant à la main. Un Werschutz s'avance vers le portail pour l'ouvrir. Juste à ce moment-là, la prise est branchée. Sous les pieds des SS explose la mine qui les attendait depuis longtemps. Plus de cent SS sont tués par l' explosion, les autres décrochent, raccompagnés par les tirs de nos combattants. Ce n'est que deux heures plus tard que les Allemands tentent à nouveau leur chance. Ils procèdent autrement, avancent prudemment, en file indienne, en formation de combat. Ils cherchent à prendre pied dans le secteur des brossiers, mais une deuxième fois ils trouvent l'accueil qu'ils méritent. Sur trente Allemands qui pénètrent sur le terrain de la fabrique, seul un petit nombre en sort vivant. Les autres sont tués par les explosions de grenades et de cocktails molotov. L'ennemi se retire du ghetto. Les francs-tireurs fêtent leur deuxième victoire totale.

Les Allemands ne se donnent pas pour battus et tentent de pénétrer par plusieurs côtés. Partout ils se heurtent à une vive résistance. Chaque immeuble combat. Soudain, nous sommes encerclés dans un grenier. Les Allemands sont déjà à l'intérieur, il est impossible d'atteindre l'escalier. Nous ne pouvons même pas nous reconnaître dans la pénombre. Nous ne voyons pas Seweek Dunski et Junghajzer ramper jusqu'en haut de l'escalier pour prendre l'adversaire par-derrière et lui lancer une grenade. Nous ne réalisons même pas comment Michal Klepfisz se jette sur une mitrailleuse allemande en train de nous arroser de derrière une cheminée. Nous voyons seulement le passage devenu libre.

Quelques heures plus tard (alors que les Allemands se sont repliés) nous retrouvons le corps de Michal Klefisz, criblé comme une passoire par deux rafales d'arme automatique. Le secteur des brossiers reste invaincu.

Une chose jamais vue arrive alors. Trois officiers, armes pointées vers le sol, cocardes blanches à la boutonnière, se dirigent vers nous. Ce sont des parlementaires. Ils veulent négocier avec le commandant du secteur. Ils proposent un cessez-le-feu de quinze minutes pour retirer les blessés et les morts. Ils s'engagent à garantir, en toute sécurité, le transfert de tous les habitants avec tous leurs biens dans les camps de travail de Trawniki et de Poniatow. Les coups de feu leurs répondent. Chaque maison est pour eux une forteresse ennemie. De chaque étage, de chaque fenêtre, pleuvent les balles sur les casques et les coeurs allemands tellement haïs.

Au quatrième étage, dans une lucarne, est posté le vieux soldat Diament. Il est armé d'un long fusil, souvenir de la guerre russo-japonaise. Diament est flegmatique. Il se déplace à pas comptés. Impatients, les jeunes le bousculent, mais Diament reste imperturbable. Il vise le ventre et touche le coeur. Chacun de ses coups, c'est un Allemand de moins.

Au deuxième étage, Dwora tire furieusement d'une fenêtre. Les Allemands la repèrent : >Regarde, Hans ! Une femme tire !>. Ils essayent de l'atteindre. Aucune balle ne l'effleure. En revanche, elles les asticote sérieusement car ils détalent pour se mettre à l'abri.

Au premier étage, dans la cage d'escalier (poste de combat n° 1), sont postés Szlamek Szuster et Kazik. Ils lancent des grenades, l'une après l'autre. Ils en manquent bientôt, alors que deux Allemands s'agitent encore dans la cour. Szlamek saisit un cocktail molotov et ajuste si bien son tir qu'il atteint l'Allemand en plein casque. Transformé en torche vivante, celui-ci meurt dans des tortures épouvantables.

L'attitude des francs-tireurs est si résolue que les Allemands doivent renoncer à les écraser par les armes et recourent à un nouveau moyen, apparemment infaillible. De tous les côtés à la fois, ils mettent le feu au secteur des brossiers. En un instant, les flammes embrasent tout le pâté d'immeubles. Une fumée noire et épaisse prend à la gorge et aux yeux. Les insurgés n'ont pas l'intention de se laisser brûler vifs. Nous misons tout sur une seule carte, décidant de percer à tous prix jusqu'au ghetto central.

>Les soldats allemands dans le ghetto de Varsovie en flammes>

Les flammes lèchent les vêtements qui commencent à se consumer. Les pieds s'enfoncent dans le goudron visqueux ou sont retenus par les flaques gluantes formées par les débris de verre fondu. Les semelles prennent feu sur le pavé brûlant. Un par un, nous nous frayons un passage à travers l'incendie, d'une maison à l'autres, d'une cour à l'autre. L'air est irrespirable. Cent marteaux cognent dans nos têtes. Des poutres incandescentes nous tombent dessus. Finalement, nous sortons de la zone de feu, heureux d'échapper à l'enfer.

Le plus difficile reste à faire. Pour parvenir au ghetto central, le seul accès est une brèche étroite dans le mur, surveillées par trois formations : les gendarmes, les Ukrainiens et la police bleu marine, douze gardiens pour une ouverture de deux mètres. C'est par là que doivent passer cinq groupes de combat. L'un après l'autre, les chaussures enveloppées de chiffons pour ne pas faire de bruit, les francs-tireurs des groupes de Gutman, Berlinski et Grynbaum s'engagent. Ils passent, le groupe de Jurek Blones assurant leur couverture. Mais au moment où le premier de ce groupe avance à son tour dans la rue, les Allemands éclairent l'endroit. Il semble que personne ne pourra plus passer. Romanowicz éteint le projecteur d'un coup de fusil. Avant que les Allemands parviennent à s'y retrouver, nous sommes tous de l'autre côté.

Ayant fait notre jonction avec les groupes du ghetto central, nous continuons à nous battre. Dans ce secteur aussi, il est pratiquement impossible de se déplacer. D'immenses incendies ferment des rues entières. Une mer de flammes envahit les immeubles et les cours. Les charpentes crépitent, les murs s'effondrent. Il n'y a pas d'air. Il n'y a que de la fumée noire, étouffante et la fournaise des brasiers qui irradie aussi des murs calcinés et des escaliers chauffés au rouge. Ce que les Allemands n'ont pas réussi, le feu tout-puissant l'accomplit maintenant. Des milliers périssent dans les flammes. L'odeur des corps grillés prend à la gorge. Sur les balcons, dans les embrasures de fenêtres sur les escaliers de pierre qui n'ont pas pris feu, gisent des cadavres carbonisés. Le feu chasse les gens de leurs abris, les débusque du gîte qu'ils avaient aménagé depuis longtemps, en lieu sûr, dans un grenier ou une cave. Des milliers errent dans les cours, s'exposant à être capturés, détenus ou tués sur-le-champ par les Allemands. Mortellement exténués, il s'endorment sous les porches, debout, assis ou couchés, et c'est dans leur sommeil que les frappent les balles allemandes.

>Des centaines de gens mettent fin à leur vie en se jetant du troisième ou quatrième étage

Personne ne remarque que le vieillard qui paraît dormi sous un porche ne se réveillera plus. Personne n'observe que la mère que l'on voit allaiter son bébé est depuis trois jours un cadavre refroidi et que le bébé dans ses bras suce en pleurant un sein mort. Des centaines de gens mettent fin à leur vie en se jetant du troisième ou quatrième étage. Des mères épargnent ainsi à leurs enfants le supplice des flammes. La population polonaise assiste à cela depuis la rue Swietojerska et la place Krasinski.

Après un châtiment aussi exemplaire infligé au ghetto central et au secteur des brossiers, les Allemands sont sûrs que les habitants des autres secteurs les évacueront de plein gré. C'est pourquoi ils fixent un dernier délai et des lieux de rassemblement, menaçant les récalcitrants de subir ce qu'ils viennent de voir.

Mais ni les prières, ni les menaces n'ont d'effet sur la population. Partout, les combattants restent à leurs postes. Ceux des ateliers Toebbens et Schultz font tout ce qu'ils peuvent pour gêner la progression des unités allemandes vers le ghetto central. Des balcons, des fenêtres et des toits, ils jettent des grenades sur les véhicules SS. Ils atteignent même une voiture qui roule dans la >zone aryenne> et la détruisent. Un jour, Rozowski et Szlomo, faisant la tournée du secteur, aperçoivent un camion qui s'approche. Une seconde de réflexion et ils retrouvent tous deux sur un balcon d'où ils jettent une bombe de deux kilos sur le camion, le touchant de plein fouet. Sur soixante SS qu'il transporte, à peine cinq en réchappent.

Avec le cinquième jour, s'achève le délai fixé par les Allemands pour les départs >volontaires>. Ils procèdent alors à la >pacification> des derniers secteurs et se heurtent à une résistance opiniâtre. Malheureusement, faute d'électricité, les mines posées depuis longtemps sont inutilisables. Des combats farouches ont lieu. Les insurgés, retranchés dans les immeubles, ne laissent pas les Allemands entrer sur leur territoire. Là aussi, chaque maison se bat. Les combats les plus acharnés ont lieu à l'intérieur des immeubles suivants : 41 rue Nowolipki, 64 et 67 rue Nowolipie, 56 et 72 rue Leszno.

Au 56 de la rue Leszno, Jurek est surpris à son poste de guet. Un groupe de SS l'encercle. Ils lui jettent une grenade qu'il rattrape au vol et leur renvoie, tuant quatre d'entre eux.

Szlomo, adjoint du commandant du secteur, blessé au bras, couvre l'évacuation du 72 rue Nowolipie. Tout à coup, tout paraît perdu : le groupe est encerclé. Szlomo saisit un drap de lit avec lequel tous se glissent par la fenêtre, comme personne ne peut lui tenir le drap, il saute du premier étage. Dans ce secteur également, les Allemands sauvent leur honneur militaire en incendiant les immeubles les uns après les autres.

Compte tenu de ces nouvelles conditions de combat, l'OJC change de tactique. Elle cherche à protéger les groupes d'habitants les plus nombreux cachés dans les abris. Deux sections de l'OJC (celles de Hochberg et de Berek) font ainsi sortir plusieurs centaines de personnes de l'abri du 37 de la rue Mila, en train de s'effondrer, pour les conduire au 7 de la même rue. On arrive à défendre pendant une semaine cet endroit où se sont réfugiées des milliers de personnes. Dehors, le ghetto s'est presque entièrement consumé. Il n'y a pratiquement plus un mur debout et, ce qui et pire, plus d'eau. Les francs-tireurs descendent dans les abris avec la population civile pour y défendre ce qui peut l'être encore.

Les combats et les accrochages ont lieu désormais surtout la nuit. Dans la journée, le ghetto est entièrement mort. Ce n'est que lorsque les rues sont plongées dans le noir que les patrouilles de l'OJC et les patrouilles allemandes se rencontrent. Le premier qui tire sort vainqueur. Nos patrouilles quadrillent tout le ghetto. Chaque nuit fait de nombreux tués de part et d'autre. Les Allemands et les Ukrainiens ne se déplacent qu'en groupes imposants et tendent souvent des embuscades.

Le commandement de l'OJC, décide de fêter le premier mai par une action spéciale. Plusieurs groupes de combat sortent dans le secteur, avec pour mission de >chasser> le plus grand nombre possible d'Allemands. Le soir, a lieu l'appel du premier mai. Brefs discours. L'Internationale. Le monde entier fête cette journée. Dans le monde entier, à la même heure, sont prononcées les mêmes paroles puissantes. Mais, jamais encore, l'Internationale n'a été chantée dans des conditions aussi tragiques, dans un lieu où un peuple est mort et n'en finit pas de mourir. Ces mots et ce chant dont les ruines enfumées renvoient l'écho témoignent que la jeunesse socialiste se bat dans le ghetto et qu'elle ne les oublie pas face à la mort.

>Combattants de la résistance juive capturés par les troupes SS au cours de la révolte du ghetto de Varsovie.

La situation des insurgés est de plus en plus intenable. Après l'eau et la nourriture, les munitions font à leur tour défaut. Nous n'avons plus de contacts avec le >côté aryen> ce qui fait que nous ne pouvons faire entrer les armes qui nous ont été accordées par l'Armée populaire (1) depuis que l'insurrection a commencé (vingt fusils avec des munitions).

A l'aide de détecteurs de voix et de chiens policiers, les Allemands tentent de repérer les abris où sont cachés les Juifs. Le 3 mai, ils découvrent un abri au 30 de la rue Franciszkanska, où se trouve la base d'opération de notre groupe de combat, repliée là depuis la fabrique de brosses. Les francs-tireurs opposent les technique de lutte les plus élaborées. Ces combats durent deux jours et 50% des nôtres y sont tués. Berek est tué par l'explosion d'une grenade. Dans les moments les plus durs, alors que tout paraît perdu, Abrasza renforce notre moral. Lui-même ne combat pas, mais sa présence nous donne beaucoup plus de forces que ne le ferait la possession des armes les meilleures. Il est difficile de parler de victoire, alors que nous luttons le dos au mur pour notre vie et que nous perdons tant de gens, mais là aussi, nous pouvons dire que la bataille a empêché les Allemands de réaliser leurs plans.

>Des soldats allemands arrêtent des Juifs au cours de la révolte du ghetto de Varsovie. Pologne, mai 1943.>

Le 8 mai, le commandement de l'OJC est encerclé par les Allemands et les Ukrainiens. Deux heures de combats farouches ont lieu. Lorsque les assaillants constatent qu'ils ne parviendront pas à enlever la position, ils jettent une bombe à gaz à l'intérieur du bunker. Celui qui n'est pas tué par une balle allemande ou asphyxié se suicide alors. Il est évident qu'il n'y a plus d'issue et personne ne pense se rendre vivant aux mains des Allemands. Jurek Wilner appelle tous les combattants à se suicider. Lutek Rotblatt tire sur sa mère et sur sa soeur, puis retourne son arme contre lui. Ruth tire sept fois sur elle-même.

>Mordechaï Anielewicz>

Ainsi meurent à peu près 80% des combattants survivants et parmi eux le commandant Mordechaï Anielewicz.

Dans la nuit, des rescapés, miraculeusement sauvés de la rue Mila, se joignent au reste des sections des brossiers installées maintenant au 22, rue Franciszkanska.

Cette même nuit, arrivent du >côté aryen> deux de nos agents de liaison (S.Ratajzer -Kazik- et Franek). Dix jours plus tôt, le commandement de l'OJC avait envoyé Kazik et Zygmunt Frydrych chez Icchak Cukierman (Antek), en vue d'organiser une évacuation par les égouts.

Hélas, il est maintenant trop tard. L'Organisation juive de combat n'existe pour ainsi dire plus. Toutefois, il est impossible de sortir d'un seul coup l'ensemble des rescapés. Le chemin des égouts dure toute la nuit. Dans les canalisations, nous tombons sans arrêt sur des obstacles disposés par les Allemands prévoyants. Les plaques d'égout sont bloquées par des décombres. Dans les trous d'accès sont suspendues des grenades qui explosent au moindre contact. Parfois, les Allemands déversent des gaz asphyxiants dans les galeries. Nous attendons quarante-huit heures le moment de sortir dans un boyau de 70 centimètres de haut, où il est évidemment impossible de se redresser, où l'eau arrive aux lèvres. A chaque instant, l'un de nous s'évanouit. Certains boivent le liquide épais et fangeux. Les secondes durent des mois.

>Une photo prise en avril 1943, quelques jours après le soulèvement du ghetto de Varsovie. Deux combattants juifs sont pris dans les ruines du ghetto.

Le 10 mai, à dix heures du matin, deux camions arrivent au-dessus de la plaque d'égout du carrefour des rues Twarda et Prosta. La plaque se soulève en plein jour alors qu'il n'y a pratiquement aucune protection (la couverture de l'AK n'est pas au rendez-vous, et dans la rue ne veillent que trois des nôtres ainsi qu'un représentant de l'AL délégué à cette mission, le commandant Krzaczek). L'un derrière l'autre, sous les yeux d'une foule stupéfaite, les Juifs sortent du trou noir l'arme à la main. A cette époque, la seule vue d'un Juif était un événement. Tous ne parviennent pas à sortir. La plaque d'égout retombe lourdement. Les camions partent à plein gaz.

Deux groupes de combat sont restés dans le ghetto. Nous garderons des contacts avec eux jusqu'à la mi-juin. Ensuite, toute trace disparaît.

Ceux qui ont rejoint le >côté aryen> continuent la lutte dans le maquis. La majorité d'entre eux seront tués. Une petite poignée de survivants participera activement, en tant que groupe de l'Organisation juive de combat, à l'insurrection de Varsovie en août 1944.

(1) L'Armée populaire ou l'AL, l'armée de la résistance communiste.

Source : Marek Edelman, Mémoires du ghetto de Varsovie : un dirigeant de l'insurrection raconte, Ed. du Scribe, 1983,

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